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«De la lutte des classes à la lutte des places»

Portrait de Christophe Pittet.
© Thierry Porchet

Christophe Pittet, un rêveur actif.

D’une curiosité insatiable, le sociologue Christophe Pittet n’a de cesse de penser le monde

Facteur, photographe, travailleur social, sociologue. Autant de métiers exercés par une seule et même personne, Christophe Pittet, dont la vie ne peut décidément pas se résumer à ces quelques lignes. Son fil rouge? «La relation à l’autre, le contact avec autrui, au travers d’objets divers, que ce soit la missive, la photographie, le message de l’Etat pour ce qui est de l’action éducative», explique le sociologue et formateur d’adultes, atypique et libre penseur. «J’ai l’âme d’un entrepreneur. Si j’ai les idées, il me manque les millions», rit celui qui crée des espaces de réflexion.

En 2015, Christophe Pittet fonde le Pôle Autonome en Recherche Sociale (PARS), un organisme indépendant de formation et de conseil destiné à accompagner les acteurs des champs du travail social, de l’insertion professionnelle, de la santé et de la formation. «J’aime interroger le social, susciter la curiosité, promouvoir l’étonnement, ne pas tenir les choses pour acquises. C’est ce que j’essaie de faire lors de colloques ou lors de supervision d’équipe durant laquelle j’interroge le sens de leur travail et de leur collaboration.»

Parallèlement, en 2019, l’habitant de Montreux ouvre, dans un château en France, un tiers-lieu culturel baptisé «Dans le ventre de la baleine» pour encourager une pensée critique, en privilégiant un axe artistique et transdisciplinaire. «C’est une sorte de salon littéraire du 18e, pour prendre un peu de recul afin de penser le monde le temps d’une journée, avec une dimension conviviale et esthétique», explique le penseur. «Mon épouse, épidémiologue de métier, vous dirait que je suis un rêveur. Et c’est vrai, ce projet, c’est un coup de tête!», s’amuse-t-il.

Du monde ouvrier

Issu d’une famille ouvrière et après une scolarité obligatoire où le jeune Vaudois peine à trouver du sens, il choisit le métier de facteur pour écourter ses études et se sentir indépendant. «Au début des années 1980, on ne travaillait pas avec la même perspective de rentabilité qu’aujourd’hui. Mais, en étant en poste ensuite dans un centre de tri et d’expédition, j’ai découvert la taylorisation. Cela m’a sensibilisé aux réalités sociales, aux trajectoires de classe, et aux rapports sociaux de pouvoir. Toutefois, à l’époque, je n’avais pas les clés pour mettre des mots dessus.» Sa passion pour la photographie l’amène ensuite à travailler pour la presse locale. Un autre univers social et humain s’ouvre à lui, amplifié par de nombreux voyages dans des pays (post-)totalitaires en Amérique latine, ainsi que dans le bloc de l’Est, attiré dans ce monde encore bipolaire par l’autre côté du mur, le socialisme, le collectivisme...

Peu à peu, sa conscience politique s’aiguise, son sens critique aussi. Au point d’entrer, en cours d’emploi, à l’Ecole d’études sociales et pédagogiques de Lausanne. Trois ans ne suffisant pas à assouvir son appétit de savoir, Christophe Pittet poursuit avec un cursus en sociologie à Strasbourg. Parallèlement, il est travailleur social dans la prison pour femmes de Lonay où il use de la photographie comme d’un vecteur structurant et émancipateur. Ce projet intitulé «De l’ombre à la lumière» débouche sur un livre et des conférences.

Chantre du collectif

Christophe Pittet travaillera ensuite dans différentes institutions, notamment dans le domaine de l’insertion professionnelle. Mais se sent rapidement en porte-à-faux avec le système. «Les politiques sociales sont devenues très psychologisantes. On fait porter toute la responsabilité d’un destin sur la personne, avec des solutions individuelles, de développement personnel, de yoga ou de méditation, comme si le collectif et le contexte n’existaient plus.»

Critique du new public management, il décrypte la transformation des modes de production, «de la lutte des classes à la lutte des places» (en référence au livre de Michel Lussault). «On forme des jeunes pour les adapter à la rentabilité, pour quel marché du travail et quelle durabilité? Assiste-t-on à la fin des collectifs, de l’idée d’équipe, peut-être même de l’histoire du salariat au profit d’une pluri-activité qui ne se fonde pas que sur le travail, mais aussi sur l’engagement citoyen?», questionne-t-il toujours en quête de débats. S’il ressent un certain désenchantement du monde, le penseur ne dépose pas les armes.

Freiné en 2020 dans son foisonnement de projets, il a dû annuler le programme de son tiers-lieu culturel. A la place, il a proposé à ses futurs invités, ainsi qu’à d’autres artistes, chercheurs, directions de musée et de festival, de Suisse et de France, d’écrire sur ce qui deviendra le titre de l’ouvrage: A quoi sert (encore) l’art en temps de crise sanitaire?* «Les différents intervenants proposent une pluralité de points de vue. Pour ma part, je dirais que l’art est utile quant à son potentiel de critiques face aux politiques néolibérales», explique Christophe Pittet qui précise, dans l’introduction du livre: «L’art participerait alors à résister à la puissance de l’argent qui, dans sa visée utilitariste, transformerait l’individu en un objet manipulable. Cette expression de résistance représenterait un mouvement de contre-culture qui redonnerait du pouvoir au peuple afin de préserver les valeurs de la démocratie.»

*A quoi sert (encore) l’art en temps de crise sanitaire?, sous la direction de Christophe Pittet, Editions Téraèdre, 2020.