Regard sur l’activisme d’avant-garde de femmes étrangères à la fin des années 1960 et au début des années 1970 en Suisse. Entre souvenirs et témoignages
Un migrant cherche à monter dans un train avec ses valises, un saisonnier loge dans un baraquement sordide, des maçons s’échinent sur le chantier de la nouvelle gare centrale de Zurich, des militants de gauche défilent dans les rues de Berne… Les figures masculines dominent largement dans notre vision de l’immigration au siècle passé, alors même que les recherches historiques récentes ont montré que, tout au long du XXe siècle, les femmes ont joué un rôle de premier plan en Suisse, dans le mouvement migratoire issu principalement du sud de l’Europe.
D’un point de vue numérique, les femmes migrantes n’étaient ainsi pas si minoritaires qu’on l’imagine. Entre 1945 et 1955, elles ont même été plus nombreuses que les hommes. Et il ne s’agissait pas seulement d’épouses ayant suivi leur mari, mais bien souvent de personnes animées d’un véritable esprit d’entreprise, ayant choisi de s’expatrier afin de trouver du travail.
Bastions masculins
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les organisations migrantes ont joué un rôle fondamental dans la défense des droits de la main-d’œuvre étrangère. Il s’agissait toutefois de bastions masculins. Même dans les colonies libres italiennes (CLI), véritable association de masse aux idées progressistes, il n’existait pas de représentation féminine digne de ce nom. Au milieu des années 1960, les femmes ont toutefois commencé à donner de la voix au sein des colonies. En 1965, elles ont ainsi créé des premiers groupes régionaux de femmes, à Genève et à Zurich. Parmi les meneuses de la colonie de Genève, on trouve Maria Delfina Bonada, qui déménagera par la suite en Italie pour devenir une signature de poids du Manifeste: «Je suis née à Genève et, après avoir fait mes études en Italie où j’ai adhéré au Parti communiste, je suis revenue en Suisse et me suis rapprochée des colonies. Au début, on me demandait de décorer l’arbre de Noël ou des choses du même genre, puis un beau jour quelque chose a changé. Le cas d’Anna Maria Chiovini, devenue aujourd’hui Loiacono, qui avait dénoncé publiquement les autorités helvétiques ayant cherché à l’expulser avec son fils âgé de 2 mois, a poussé bien des Genevoises à s’engager sur le terrain. Pour autant que je me souvienne, c’était la première fois que la question des enfants de migrants était débattue sur la place publique.» Rosanna Ambrosi, enseignante et écrivaine, autre figure historique des colonies, revient sur ces années passées à Zurich: «Les colonies étaient dominées par les hommes. Je me rappelle encore une assemblée où un militant m’a dit qu’il n’aurait jamais épousé une personne comme moi, tant j’étais forte tête. J’étais mariée à Leonardo Zanier, dirigeant en vue des colonies. Même dans les associations migrantes, la parité entre hommes et femmes n’était de loin pas la règle. Puis, les choses ont partiellement changé et, en 1967, nous, les femmes des colonies, avons organisé notre premier congrès.»
Grande première
La conférence d’Olten d’octobre 1967 a marqué un tournant historique. C’était la première fois qu’un groupe organisé de femmes migrantes prenait publiquement la parole en Suisse. La réunion avait été minutieusement préparée: avec un professionnalisme digne des meilleurs appareils syndicaux, les militantes des colonies avaient organisé un sondage à grande échelle parmi la main-d’œuvre italienne, pour avoir une image aussi fidèle que possible des problèmes des femmes. Même si de nombreuses militantes en vue dans les colonies possédaient une solide formation et exerçaient une activité qualifiée, elles visaient en priorité à représenter les femmes, travailleuses ou mères, du prolétariat issu de la migration. Aussi le sondage était-il un précieux instrument pour prendre le pouls de la classe ouvrière féminine. Il y avait bien sûr des exceptions. Franca Sabatti, ouvrière dans l’industrie horlogère romande, est intervenue durant la conférence pour soutenir avec force diverses revendications n’ayant rien perdu de leur actualité: à ses yeux, il fallait réduire massivement la durée du travail dans les fabriques, instaurer la parité salariale et une meilleure répartition des tâches domestiques entre les hommes et les femmes, et créer une assurance maternité digne de ce nom. La même Franca Sabatti préconisait encore que les travailleuses italiennes adhèrent massivement aux organisations syndicales suisses, perçues alors comme étant trop «bourgeoises» (voir ci-dessous le texte de son intervention). Dans la motion finale du congrès, les femmes des colonies s’adressaient tant aux autorités italiennes qu’aux autorités suisses. Côté italien, il s’agissait de lancer des politiques de l’emploi musclées en faveur des femmes, dans le Mezzogiorno notamment, pour favoriser le retour au pays d’une partie des personnes émigrées. Côté suisse, les autorités et les syndicats étaient priés de prêter davantage attention aux problèmes rencontrés par les travailleuses – augmentation de la cadence du travail, salaire aux pièces, absence de représentation, santé. Selon les femmes des colonies, il était encore essentiel d’améliorer le droit au regroupement familial au profit de milliers de femmes séparées de leur époux, d’améliorer la santé maternelle et de régler les problèmes de l’école, de l’enseignement de la langue italienne ainsi que de la formation professionnelle. Les autorités italiennes ont répondu en invitant l’année suivante une délégation de femmes des colonies à une conférence gouvernementale portant sur l’emploi féminin. Cette conférence n’a toutefois pas débouché sur des résultats concrets et, en particulier, le thème de l’émigration n’y était pas à l’ordre du jour. En Suisse non plus, il n’y a pas eu de réelle accélération des réformes réclamées.
Pas toutes Italiennes
Les femmes des colonies ont obtenu une visibilité tant à l’interne qu’à l’extérieur de l’association, même si elles n’ont pas réussi à en changer radicalement la dynamique et les processus. Rosanna Ambrosi a été admise dans l’équipe de direction mais, comme elle l’a déclaré, «on m’a surtout tolérée et supportée, pour la seule raison que j’étais agressive et que je savais me défendre». Ainsi le congrès d’Olten et les initiatives qui ont suivi n’ont pas amené la base féminine à s’engager à grande échelle dans les structures de l’association: «Bien des femmes migrantes manquaient de temps pour l’activité politique, parce qu’il leur fallait tout à la fois travailler, tenir leur ménage et élever leurs enfants.» La même Rosanna Ambrosi n’a pas eu la tâche facile pour concilier travail, activité politique et maternité: «Leonardo Zanier, mon mari et le père de mes deux enfants, était totalement pris par son activité militante et quasi jamais à la maison. Il ne s’est jamais vraiment occupé de nos enfants.» A la même époque, les femmes des colonies ont réussi à jeter des passerelles vers la population migrante issue d’autres pays. Elles ont notamment pris dès 1971 diverses initiatives avec le Grupo de mujeres ATEES, soit leurs homologues de l’Association des travailleurs immigrés espagnols en Suisse. A la différence de l’immigration italienne, la diaspora espagnole n’était guère protégée par les autorités diplomatiques et consulaires locales. Il faut se rappeler qu’une part importante de l’émigration espagnole désapprouvait le régime dictatorial de Franco. En outre, les personnes d’origine espagnole avaient des conditions de travail plus précaires encore. Sur le plan idéologique, les positions des femmes de l’ATEES sur l’égalité entre les sexes étaient proches de celles des Italiennes vivant en Suisse, comme l’écrit la chercheuse Sonia Castro Mallamaci: «Elles replaçaient la question du genre dans un contexte général, où la question féminine côtoyait d’autres revendications plus larges, associant la critique du patriarcat à celle du capitalisme.»
Manifeste
En 1975, année internationale de la femme, les militantes des CLI et celles de l’ATEES ont été les promotrices, avec des représentantes d’autres minorités nationales et un petit groupe d’hommes solidaires, d’une initiative sortant de l’ordinaire. Après avoir participé au congrès décevant des associations féminines suisses et avoir été invitées à l’anti-Congrès du nouveau mouvement féministe suisse, les femmes migrantes ont décidé d’organiser leur propre congrès à Zurich. En février 1975, 180 femmes de nationalités diverses se sont réunies pour discuter de leurs propres problèmes, avec le soutien d’un cercle d’hommes et de femmes suisses. Elles ont constitué plusieurs groupes de travail, dont l’un était dirigé par Rosanna Ambrosi, et ont écrit ensemble un document d’avant-garde sur leurs conditions de vie, le Manifeste des femmes issues de la migration (Manifesto delle donne emigrate). Ce texte a ensuite été envoyé aux autres associations féminines de Suisse, suscitant de nombreuses critiques en raison du caractère radical de ses revendications et du ton résolu adopté. En le relisant aujourd’hui, force est de constater que ce manifeste était en avance sur son temps et qu’il constitue un important jalon de l’histoire du féminisme en Suisse (voir l’article ci-dessous).
Discriminations multiples
Le Manifeste des femmes issues de la migration rédigé en 1975 constitue un document pionnier consacré à l’intersectionnalité
Les études sociales parlent d’intersectionnalité à propos de la pluralité d’interactions entre divers types de discriminations. Le concept a vu le jour à la fin des années 1980 sous la plume de Kimberlé Crenshaw, une juriste américaine qui cherchait à décrire les disparités de traitement fondées sur le genre ou l’ethnie. La théorie de l’intersectionnalité a été élargie par la suite de façon à prendre en compte d’autres catégories comme la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle, la religion ou la nationalité, pour n’en citer que quelques-unes. Le Manifeste des femmes issues de la migration, rédigé en 1975, ne pouvait évidemment pas se référer aux théories intersectionnelles. Ce document politique témoigne néanmoins d’une réelle prise de conscience de l’effet de cumul entre les divers types de discriminations.
Catalogue exhaustif
Les femmes migrantes avaient conscience d’être discriminées. Outre qu’elles se trouvaient tout au bas de l’échelle sociale comme ouvrières non qualifiées, leur provenance rendait leur statut de séjour précaire, et naturellement leur condition de femmes les pénalisait encore. Selon Rosita Fibbi, sociologue à l’Université de Neuchâtel ayant participé à l’élaboration du manifeste, «ce document est un véritable catalogue de revendications. La thématique féminine y est explorée à 360 degrés. Le manifeste lance deux débats, l’un sur la migration, l’autre sur le féminisme.» Le manifeste aborde les thèmes du travail, de la protection de la maternité et de l’égalité entre hommes et femmes, il traite la question brûlante du regroupement familial, et donc du statut de saisonnier. De même, il évoque le problème du logement et la difficulté d’être mère et ouvrière dans le contexte migratoire, alors même que les femmes supportent déjà une double charge de travail, ayant à concilier leurs tâches domestiques et celles de soins avec une activité rétribuée dans l’industrie ou le secteur tertiaire. Les structures d’accueil extrafamilial et le système scolaire ne sont pas oubliés, tout comme les maladies de société, comme la fatigue chronique, l’isolement social, la formation professionnelle, l’éducation sexuelle et enfin les droits politiques. Le manifeste «était à certains égards en avance sur son temps, par ses développements théoriques», souligne encore Rosita Fibbi, «mais sans proposer d’action politique concrète à court terme». Il n’a donc pas eu de véritables retombées et il y a eu des réactions négatives jusque parmi les femmes suisses.
Véritable tollé
Une fois le premier jet écrit, les femmes issues de la migration ont envoyé leur manifeste à la presse et à de nombreuses organisations suisses, afin qu’elles prennent position sur son contenu. Toutes ces associations ont été invitées à cette occasion à participer à une seconde réunion destinée à l’adoption du document final. La rencontre était agendée en fin d’année à Zurich. Les réactions ont été parfois étonnantes, y compris de la part des associations féminines suisses. Certaines organisations ont refusé de s’exprimer, d’autres ont jugé que les femmes issues de la migration n’avaient pas à se mêler de questions politiques internes. Selon le centre de liaison des associations féminines de Winterthour, par exemple, il n’était pas acceptable qu’un groupe de femmes revendique des droits dans un pays les ayant accueillies afin qu’elles y travaillent. Quelques organisations se sont même demandé si des femmes issues de la migration avaient leur mot à dire sur des questions leur étant étrangères. Le centre de liaison des associations féminines de Bâle-Campagne a émis des doutes sur la représentativité d’un tel manifeste produit par une élite bardée de diplômes et émancipée par rapport à l’ensemble des femmes étrangères. Il y a aussi eu des organisations suisses, comme le Syndicat du bâtiment et du bois (SBB), qui ont bien voulu relever le défi lancé par les femmes issues de la migration, tout en exprimant des réserves sur le manifeste. Comme l’écrit Sarah Baumann dans un superbe essai consacré à l’activité des femmes au sein des colonies, dont le titre est … und es kamen auch Frauen (… et voici qu’arrivent aussi des femmes) inspiré de Max Frisch, «le manifeste a été critiqué par toutes les organisations féminines pour son ton volontaire et ses propos jugés trop agressifs». Même quand elles étaient en colère, les femmes étaient priées de se montrer aimables. Toutes les organisations craignaient, de manière plus ou moins forte, que l’activisme des femmes issues de la migration ne bouscule le consensus paresseux en place en Suisse.
Aujourd’hui, ce manifeste interpelle encore le mouvement féministe. Un tel document nous rappelle que le féminisme ne peut être efficace que s’il tient compte des typologies de la discrimination, qui vont bien au-delà des questions de genre. Le manifeste parvient à parler à toutes les femmes engagées au syndicat. Il nous dit en fait qu’une action syndicale en faveur de toutes les travailleuses ne peut rester confinée au sein du monde du travail, mais qu’elle a besoin de relais politiques dans divers domaines, à l’instar des structures en faveur de l’enfance, du système scolaire, de la santé publique ou du logement, sans oublier bien sûr les droits sociaux.
Document historique
Ma vie d’ouvrière et de migrante*
«Syndicats suisses trop embourgeoisés...»
«J’aimerais vous parler de mon quotidien dans la fabrique genevoise où je travaille, et plus généralement des problèmes de la main-d’œuvre horlogère. En discutant avec mes collègues, j’ai pu constater quels sont les principaux problèmes ou difficultés qui les touchent: en premier lieu, des journées de neuf heures sont trop longues et on n’a plus assez de temps pour vivre. Les travailleuses vivent dans des conditions sociales ne leur permettant même pas de compléter leur instruction […]. Le soir, il y a les enfants et il faut s’occuper du ménage: et la société néocapitaliste des consommateurs ose parler d’une vie démocratique? La maternité et les caisses maladie constituent un autre problème urgent. Il est bien connu que, dans la pratique, les femmes enceintes sont “obligées” de travailler jusqu’à leur neuvième mois de grossesse. Comme elles n’ont en tout et pour tout que 40 jours de congé payé, et encore à 70% seulement, elles préfèrent arrêter le travail après l’accouchement, pour pouvoir allaiter […]. Il faudrait encore parler des différences entre hommes et femmes. Bien souvent pour un travail égal, voire plus pénible comme je le constate parfois dans mon usine, les femmes gagnent beaucoup moins; pourtant, quand on va faire ses courses, les prix sont les mêmes pour tout le monde. J’ai constaté en outre qu’il y a peu de femmes inscrites au syndicat. Cela tient bien sûr aux préjugés qu’ont encore les femmes émigrées issues de la classe ouvrière. Nous devons réussir à les convaincre de se syndiquer et de s’engager activement, de défendre et de faire valoir nos droits, notamment parce que les syndicats suisses se sont trop embourgeoisés et auraient besoin de nouvelles impulsions de leur base pour s’engager sur le terrain de la lutte syndicale. […]»
* Intervention de Franca Sabatti, ouvrière, durant la première conférence des femmes issues de la migration des Colonies libres italiennes, organisée en octobre 1967 à Olten. Document conservé aux Archives sociales suisses de Zurich.