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Les fondues métaphoriques

Je médite sur la fondue que l’hiver rappelle au ventre des chaumières, «plat composé de fromage à pâte dure (gruyère, emmental) fondu dans du vin blanc additionné d’ail et de kirsch, dans lequel chaque convive trempe des morceaux de pain» (Petit Robert, 2020).

Et je songe que c’est le mets par excellence, opportunément porté jusqu’au rang d’un symbole national faîtier, qui permet à mes compatriotes de brasser dans leur caquelon mental un charroi de contradictions prodigieuses. Ainsi va le génie local, qui transcende en toute modestie culinaire des pièges où choirait tout autre peuple sur la planète.

En cédant aux bonheurs du «vrai temps» de la fondue, par exemple, le Suisse peut accomplir des retrouvailles fantasmatiques avec un monde paysan largement disparu de nos jours, et par conséquent largement idéalisable. Peut aussi penser réconcilier ses parts géographiques et sociétales intérieures, par exemple son domaine alémanique et son domaine romand, ou son domaine romand et son domaine valaisan, quand bien même chaque nouveau scrutin populaire les pulvérise en réalité d’un degré supplémentaire.

Cette opération réclame évidemment de chacun qu’il accomplisse son rituel avec soin. En choisissant des morceaux de gruyère et d’emmental provenant de terroirs emblématiquement antagonistes. En leur adjoignant un peu de ce vin blanc délicieusement acide que les dieux font produire aux coteaux environnants avant d’en corroder les tuyaux digestifs indigènes. A la condition de chauffer tout ce corpus alimentaire sur un réchaud pétrolifère.

Le processus revêt parfois les allures d’un échec, c’est vrai. Il arrive que les morceaux de fromage résistent à leur propre fusion, comme à l’occasion du vote confédéral resté fameux sur l’Espace économique européen, le 6 décembre 1992.

Ou comme à celle du vaudeville observé depuis quelques semestres entre l’Union européenne et notre pays, que son arrogance inouïe traduite en exigence pleurnicharde de privilèges quasi dus et de temporisations récurrentes n’empêche pas d’estimer son interlocutrice encore plus arrogante. Pauvre vacherin Parmelin, pauvre gruyère Cassis !

Il arrive aussi que la masse grasse et pesante se dirige vers une saveur singulière faisant d’elle un accident, alors qu’il faudrait lui conférer un goût reconnu par la majorité des concitoyens. Alors qu’il faudrait la douer d’un goût compatible avec le goût moyen de la moyenne des fondues jugées moyennement conformes à la moyenne des siècles des siècles, amen.

Alors qu’il faudrait réussir une alliance des saveurs fromagères dont chaque composant se démentirait comme telle au nom de l’ensemble, et s’y mettrait en sourdine existentielle absolue, de telle sorte que les convives attablés puissent se glisser comme des miracles dans le cadre d’un territoire nourricier commun pour s’y propulser au sommet du partage et de l’échange – la marque de cette démocratie suisse dont Nicolas Bideau va repasser les drapeaux chiffonnés sur toutes les surfaces habitées de la planète.

Plus ils font tourner leur morceau de pain dans le caquelon, plus les contradictions ambiantes se résolvent. Notre pays a-t-il inventé l’industrie vertueuse de l’humanitaire et de la charité, mais doit-il en même temps regretter la diminution de ses exportations d’armes de guerre, comme fit le Conseil des Etats voici quelques années? Un petit tour de fourchette dans l’écuelle générale!

Ou se présente-t-il sur la scène internationale comme un archétype de la vertu financière, mais doit-il subir les foudres d’experts qui le classent en champion de l’opacité financière? Ou Simonetta Sommaruga se dit-elle furieuse de la manigance indienne et chinoise ayant fait capoter l’autre jour la COP 26 à Glasgow, mais va-t-elle vendre en même temps au Ghana les droits helvétiques de produire du CO2 national en excès à l’intérieur de nos frontières, de telle sorte que la Suisse recule chaque année au classement des Etats les plus criminels à l’égard du climat?

Pas de soucis, qu’importe la fausse vertu! La masse en fusion nous permettra, une fois encore, d’affronter mollement mais sûrement cette phase délicate. Faites encore valser les morceaux de pain, mes chéris, pour dissoudre dans les épaisseurs du pays jusqu’aux tout petits enfants que les standards scolaires formatent dès leur âge de quatre ans. Bien sûr, on aurait pu les écouter chanter leur vœu de vivre avant d’être travaillés à feu doux, ceux-là, mais non: pas de grumeaux, le silence lisse de la masse en rotation centrale entourée des présidents-directeurs généraux et des ouvriers enfin réconciliés, une merveille.