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Géographies perdues

Exposition.
© J. Betant

Cartographie des merveilles.

La Ferme des Tilleuls à Renens, dans le canton de Vaud, accueille jusqu’au 20 juin l’exposition Checkpoint réalisée pour et par de jeunes migrants. Reportage

«Le monde n’a pas de nom. Les noms des collines et des sierras et des déserts n’existent que sur les cartes. On leur donne des noms de peur de s’égarer en chemin. Mais c’est parce qu’on s’est déjà égaré qu’on leur a donné ces noms. Le monde ne peut pas se perdre. Mais nous, nous le pouvons.» Voilà la citation de l’auteur Cormac McCarthy qu’on peut lire au début de l’exposition Checkpoint. Présentée à la Ferme des Tilleuls à Renens jusqu’au 20 juin. Cette dernière regroupe les travaux réalisés par une cinquantaine de jeunes migrants de tous les horizons, dont des mineurs non accompagnés. Pour arriver au résultat final, plusieurs ateliers ont été mis en place sur une période de dix semaines. Gravures, sérigraphies, séquences photographiques, vidéos, capsules sonores, théâtre d’ombres et films d’animation: l’exposition montre, au travers de divers supports, la quête identitaire de ces jeunes confrontés à l’exil. A l’origine du projet? François Burland, artiste plasticien, qui, depuis une dizaine d’années, ouvre son atelier du Mont-Pèlerin à cette population. «Je leur apprends la grammaire de ma pratique pour qu’ils puissent s’exprimer. La réussite de cette exposition se trouve dans les interactions entre les différents acteurs du projet. Le plus important ne se situe pas dans l’œuvre finale mais dans l’avant et l’après», précise François Burland, qui accompagne aussi ces «enfants d’adoption» dans leur intégration en Suisse en les aidant notamment à trouver des places d’apprentissage ou de stage. Dans sa démarche à la Ferme des Tilleuls, l’homme a été épaulé par les artistes Audrey Cavelius, Stanislas Delarue et l’Agence des chemins pédestres (un collectif d’artistes spécialement formé pour un projet vidéo de l’exposition).

A la recherche de soi

Des photos tragi-comiques dans un décor sombre, une musique douce qui tourne en boucle, l’atelier Autres, organisé par Audrey Cavelius et François Burland, sert de miroir aux questionnements des jeunes. Tous ont dû fuir leur pays et, pour la plupart, ont vécu des histoires traumatisantes. Mais comment se perçoivent-ils aujourd’hui? A quoi aspirent-ils? S’autorisent-ils encore à rêver ou sont-ils prisonniers de leurs cauchemars? Projetées sur un mur, des images défilent, s’enchaînent et se mêlent. Les exilés se mettent en scène et se livrent avec subtilité: ici une réfugiée tient un banjo, une autre pose devant des têtes de mort, une troisième s’affiche une arme dans les bras… Les représentations sont aussi diverses que les individus. «On n’entend et on ne voit que rarement ces jeunes. J’aimerais que les visiteurs écoutent ce qu’ils ont à leur dire. Ainsi, ils rendent hommage à leur dignité et à leur beauté», souligne François Burland. Plus loin, dans une autre pièce, trône un mobile métallique aux reflets tantôt monstrueux tantôt fantasmagoriques. Un théâtre d’ombres, créé dans le cadre de l’atelier Tourmente, qui nous renvoie à nos peurs les plus enfouies en jouant avec notre imagination. Cette œuvre, chapeautée par Stanislas Delarue, regroupe les découpages de motifs rappelant aux participants des arrachements, des deuils et des chocs. L’installation, tout en tournant sur elle-même, projette des formes sur les murs. Et crée la sensation d’un autre monde: entre lumière et ténèbres.

Oeuvre cartographique
Cartographie des merveilles, © François Burlant, J. Betant

 

Cartographie des merveilles

«Chacun porte en soi la carte de son territoire. Ensemble, étendre le territoire et faire résonner les différentes géographies dont chacun est porteur», peut-on lire dans l’atelier Cartographie des merveilles. Cet espace, conçu avec l’aide de François Burland, regroupe trois cartes affichées sur un mur. Composées de photos sélectionnées par le plasticien et de textes écrits par les jeunes, elles illustrent les trajectoires des exilés. Et, grâce à un QR-code, plusieurs récits audio sont également disponibles. Comme celui de Mamadou qui raconte que «sa» merveille à lui, c’est son frère. Une des participantes, présente lors de la visite, explique: «Les images étaient projetées sur des sacs en toile assemblés entre eux et on dessinait dessus. François Burland ne demande pas un travail parfait mais plutôt quelque chose d’original. On lui donne nos idées et il nous aide à les réaliser. C’est un ouvrage collectif!» Au sous-sol de la Ferme des Tilleuls, deux dernières pièces abritent, sous leurs hauts plafonds, une carte supplémentaire, réalisée sur le même support. On y lit des témoignages comme celui de Zebib, Erythréen, qui a quitté son pays à l’âge de 14 ans, ou de Khatoun, 13 ans, qui est parti du Kurdistan syrien un matin, sans papiers ni passeport. Faisant écho à leurs vécus, plusieurs objets sont exposés dans une vitrine. Chacun appartient à un migrant et possède une importance particulière à ses yeux. Un T-shirt, un sac, un téléphone, un collier, une robe: tous ont une histoire. Ils évoquent symboliquement l’exil de leurs propriétaires. Et, en filigrane, le courage nécessaire à leur intégration et à la quête de leur cartographie intérieure.

L’art comme moyen d’intégration

«On voulait montrer qu’on n’avait pas besoin de parler la même langue pour comprendre les émotions des autres», explique Nazifa, 18 ans, une participante au projet, croisée à la Ferme, en parlant d’un film conçu pour l’exposition. La jeune femme, originaire d’Afghanistan, vit en Suisse depuis deux ans. Elle a récemment obtenu un permis B et est étudiante en première année au gymnase. «J’ai rencontré François Burland alors que je cherchais des personnes susceptibles de m’aider à mieux m’intégrer à la culture suisse. Nous avons construit un lien particulier. Aujourd’hui, il s’entend très bien avec ma famille et vient régulièrement nous rendre visite.» Et elle ajoute, le sourire aux lèvres: «François Burland m’envoie presque tous les matins des messages positifs! Il m’a appris qu’on pouvait transmettre sa joie et je le fais aujourd’hui souvent avec mes amis.» Depuis, Nazifa a beaucoup travaillé avec le plasticien. Ils ont notamment écrit plusieurs contes ensemble et la réfugiée a participé à presque tous les ateliers de Checkpoint. Son préféré? La Cartographie des merveilles: «Ces cartes racontent nos histoires. Elles permettent de parler de nos souffrances et de nos douleurs.» Nazifa explique encore que la démarche lui a permis, en parallèle, d’améliorer son français, de faire des rencontres mais aussi d’apprendre à mieux connaître les mœurs et coutumes suisses. Et de compléter: «C’est également gratifiant de voir son travail exposé!» Dans l’atelier Autres, Nazifa a mis en scène son désir de devenir un jour pédopsychologue: «J’aimerais travailler avec des enfants plus tard. Je suis convaincue qu’une base de société saine permet de construire un avenir meilleur.»