Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Un accident grave jugé devant un tribunal fictif

Procès fictif.
© Thierry Porchet

Le procureur Franz Moos (à gauche) a joué son propre rôle, celui de défendre l’ordre public. Et, dans ce cas précis, la victime, l’employé temporaire.

La Suva a organisé un procès fictif pour sensibiliser au risque plus élevé d’accidents des travailleurs temporaires. Et montrer les coresponsabilités des patrons, des agences intérimaires et des contremaîtres. Récit

Les travailleurs temporaires ont 50% plus de risques d’accidents que les employés fixes. Pour sensibiliser les employeurs à la vulnérabilité toute particulière des intérimaires, la Suva a mis en place un tribunal fictif, dont le procès et les protagonistes ont été criants de vérité.

Le 9 juin, plus de 450 personnes – principalement des responsables d’entreprises et de prêt de personnel (directeur, RH, mais aussi ingénieurs et chargés de sécurité) – se sont réunies dans la prestigieuse salle Stravinski. Point de concert donc, mais de vrais avocats, un procureur, deux juges – un pour le procès pénal du matin, une pour l’audience civile de l’après-midi. Le déroulement a été bien entendu simplifié et grandement raccourci par rapport à la réalité.

Si la théâtralité d’un procès n’échappe à quiconque se rend un jour dans un tribunal, ce 9 juin à Montreux, tous les protagonistes se sont mués en de vrais acteurs, avec brio. Les rôles: deux juges (Jean Daniel Martin, pénal, et Mélanie Chollet Humberset, civil), des avocats (Mes Laurent Etter, Pierre-André Oberson, Odile Pelet, Yves Nicole), un procureur (Franz Moos), Robert Patron, chef de Patron SA (Frédéric Gross), Claude Michel, responsable de l’agence Interim SA (Urs Suter), Gérard Maître, contremaître (Flavian Stoll) et Eric Tempo, l’employé temporaire (Pascal Klein), sans oublier les témoins. Une mise en scène réaliste, non dénuée d’humour, malgré la gravité du cas.

Procès fictif.
Le procès fictif organisé par la Suva a permis au public de comprendre le déroulement de la justice dans le cas d’un accident grave sur un chantier impliquant un travailleur temporaire. © Thierry Porchet

 

L’accident

Imaginez la situation: vendredi après-midi, Robert Patron apprend qu’un de ses employés est malade. Son certificat médical stipule une absence d’une dizaine de jours. Il doit donc trouver un remplaçant dès le lundi, car les délais sont serrés. Il appelle Claude Michel pour lui demander s’il a un employé à lui proposer qui sache utiliser une plateforme élévatrice. Celui-ci suggère Eric Tempo, sans se préoccuper s’il a une attestation pour conduire ladite machine. Mais il le connaît et sait qu’il a déjà travaillé avec des engins similaires. Le contrat sera signé par la suite. Dans le domaine, la confiance prime, expliqueront les protagonistes.

Lundi matin, l’employé se présente au contremaître, Gérard Maître. Celui-ci est au téléphone, mais lui indique la machine de loin, en lui expliquant en deux mots le travail à effectuer. Eric Tempo prend les commandes, mais peine à manœuvrer. L’engin effleure une paroi, ses mouvements sont saccadés. Le contremaître, une heure après, se rend compte que l’ouvrier ne maîtrise pas la nacelle. Il lui crie de faire attention. Eric Tempo hausse les épaules. Il a revêtu son harnais, mais ne l’a pas croché à la nacelle (ce que ne voient pas ses collègues d’en bas). Gérard Maître appelle son patron, Robert Patron – décrit comme autoritaire et colérique – qui n’a toujours pas signé la Charte sécurité de la Suva. Robert Patron lui répond qu’il va chercher quelqu’un d’autre mais, en attendant, le travail doit continuer.

Une heure plus tard, la plateforme heurte une cale en bois qui traînait au sol. Le malheureux Eric Tempo chute. Un collaborateur en train de nettoyer la pièce lance l’alerte. Les séquelles seront irréversibles. Impossible pour l’employé de la construction de continuer à travailler dans le domaine. Par ailleurs, il doit faire une croix sur ses nombreux voyages et ses compétitions de VTT, sa passion. «Depuis l’accident, ce n’est plus le même», témoignera l’une de ses amies. Il se déplace avec des cannes, doit se lever régulièrement (ce qu’il fera pendant le procès) pour tenter d’atténuer ses douleurs à la suite de ses multiples fractures. Il a déjà subi pas moins de 20 opérations…

Le juge du procès fictif.
Le juge pénal, Jean-Daniel Martin, a condamné le patron de l’entreprise de construction, le contremaître et le responsable de l’entreprise intérimaire, et disculpé l’ouvrier. © Thierry Porchet

 

Lésions corporelles graves

Le patron, le contremaître et le responsable de l’agence intérimaire sont tous trois accusés de lésions corporelles graves par négligence. La peine privative peut aller jusqu’à 3 ans, et les amendes être lourdes.

Tous estiment avoir fait ce qu’il fallait et se renvoient la faute. L’agence intérimaire n’aurait pas dû proposer cet employé sans formation spécifique, le patron aurait dû s’assurer de ses compétences et arrêter le travail au moment du coup de fil du contremaître. Ce dernier aurait dû le stopper. Et puis, l’employé aurait dû accrocher son harnais bien sûr, etc. Comme l’assène le procureur: «Il n’est pas rare dans les accidents de travail que les protagonistes se renvoient la balle. Or, les responsabilités sont souvent multiples.» Il évoque une pluralité de fautes: l’absence de vérification d’une attestation valable, le manque d’instruction, le non-arrêt des travaux, de surcroît dans une salle encombrée, etc.

Un à un, les différents protagonistes sont ainsi appelés à répondre aux juges, aux avocats, au procureur. Certains sont plus affectés que d’autres (ce qui aura aussi son influence sur les peines). Puis, c’est au tour d’Eric Tempo de se disculper: «Accrocher mon harnais m’aurait gêné dans mes mouvements.» Une situation que trop courante, comme le rappelle une ingénieure Suva, auteure du rapport d’accident, appelée à la barre. «Nous devons toujours sensibiliser les travailleurs à l’importance du harnais. Tout comme il est important de rappeler que les formations pour utiliser les plateformes élévatrices sont obligatoires. Car il n’est pas rare que les collaborateurs qui les dirigent n’aient pas d’attestation.»

L’avocate de la victime souligne l’importance de ce procès qui, s’il ne rendra pas la vie d’avant à son client, doit sensibiliser les employeurs et leurs collaborateurs afin d’éviter d’autres drames de ce type à l’avenir.

La question des liens de causalité est au centre des débats, les avocats des accusés ayant plaidé en faveur de la rupture de ces liens pour disculper leurs clients, mentionnant la faute grave du lésé. Ce que réfute le juge Jean-Daniel Martin. Eric Tempo s’il n’est pas exempt de toutes critiques, n’a pas accompli d’actes ni «inattendus» ni «insolites». Ses manquements sont malheureusement notoires dans le métier.

La victime et son avocate.
L’avocate du travailleur temporaire (Eric Tempo), Me Odile Pelet, a rappelé qu’il n’est pas rare que les ouvriers n’accrochent pas leur harnais ou ne conduisent des plateformes élévatrices sans diplôme. © Thierry Porchet

 

Tous responsables

Pour le juge, tous ont violé leurs devoirs, au sens de l’article 328 du Code des obligations.

«Robert Patron n’a toujours pas compris ses responsabilités – il n’a d’ailleurs toujours pas signé la Charte sécurité de la Suva», détaille le juge. Son sursis de 2 ans pour excès de vitesse ne joue pas en sa faveur non plus. Le patron écope ainsi de la plus lourde peine: 150 jours-amende (200 francs le jour) avec 4 ans de sursis et 7000 francs d’amende.

«Gérard Maître pouvait se croire libéré de sa responsabilité puisqu’il a informé son patron. Et a montré une vraie prise de conscience», indique le juge qui le condamne toutefois à 100 jours-amende (100 francs le jour), avec 2 ans de sursis.

«Claude Michel a fait preuve d’une négligence crasse. La routine et le stress ne sont pas des excuses. Mais il a été fortement choqué…», ajoute Jean-Daniel Martin qui le condamne à 90 jours-amende (100 francs le jour) avec 2 ans de sursis et à 2000 francs d’amende.

Le patron.
Le patron (Robert Patron) a été le plus lourdement condamné. A l’heure du procès fictif, il n’avait toujours pas signé la Charte sécurité de la Suva. © Thierry Porchet

 

Procédure civile

L’après-midi a été consacrée à la procédure civile, afin de déterminer le montant financier du dédommagement, selon les articles 41 et 97 du CO. Généralement, une procédure de conciliation a lieu, puis un échange d’écritures (demande, réponse, réplique, duplique), avant une audience principale. Le juge civil n’est pas obligé de suivre les conclusions du juge pénal. Les débats reprennent donc autour des responsabilités des uns et des autres. L’avocate d’Eric Tempo, Me Pellet, rappelle que «les employés temporaires ont particulièrement besoin de protection», car «plus un travailleur est nouveau sur un chantier plus il est vulnérable», n’osant pas toujours demander de l’aide, dire stop... Elle souligne aussi l’atteinte à l’avenir économique de son client. La présidente du tribunal, Mélanie Chollet Humberset, considère que les fautes de la victime (ne pas attacher son harnais, ni informer de son manque de formation) réduisent le dédommagement de 20%. Elle condamne l’agence Interim SA et Patron SA à payer 1387444 francs pour perte de gain actuelle et future, dommage ménager (actuel et futur), atteinte à l’avenir économique, frais divers et tort moral.


Temporaires: 50% de plus d’accidents

En préambule à cet événement, intitulé Tribunal Event, Nadia Gendre, responsable communication Suisse romande Suva, a rappelé que sa société assure 129000 entreprises, 2 millions de travailleurs, et 465000 accidents et maladies professionnelles par année. «En 2021, 1640 accidents graves ont eu lieu. Quatre par jour! Par grave, nous entendons plus de 90 jours d’indemnités, ou une invalidité, ou un décès», précise Maud Jaeggi, experte en sécurité et protection de la santé Suva.

Les travailleurs temporaires sont de plus en plus nombreux, 347000 en 2020, et aussi ceux qui encourent le plus de risques. «Le taux d’accidents des travailleurs temporaires s’élève à 50% de plus qu’un salarié fixe, souligne Maud Jaeggi, parce qu’ils sont nouveaux dans l’entreprise, qu’ils manquent d’instructions, qu’ils n’osent pas dire stop en cas de danger, avant de sécuriser et de reprendre le travail. Souvent les employeurs attendent d’un temporaire qu’il soit efficace tout de suite. Aux dépens de sa formation… D’où les objectifs 2030 de la Suva: diminuer la fréquence des accidents des temporaires.» L’accent de l’assureur est donc mis, lors de contrôles, sur la formation des intérimaires, sur des sensibilisations en collaboration avec Swissstaffing (centre de compétence des prestataires des services de l’emploi suisses) et de la prévention en termes de sécurité au travail. Le procès du jour fait donc intégralement partie de cette sensibilisation. Dans les faits, ce genre de procès est exceptionnel car, comme le précise en aparté Jean-Luc Alt, porte-parole de la Suva, «le procès se déroule dans la grande majorité des cas directement entre la victime et la société qui a loué les services du temporaire. L’entreprise de prêt de personnel n’est que très rarement en cause.»


Quelques articles de loi cités durant le procès

Code pénal
Lésions corporelles par négligence
Art. 125
1 Celui qui, par négligence, aura fait subir à une personne une atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire162.
2 Si la lésion est grave, le délinquant sera poursuivi d’office.

Code des obligations
Art. 328
1 L’employeur protège et respecte, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur; il manifeste les égards voulus pour sa santé et veille au maintien de la moralité. En particulier, il veille à ce que les travailleurs ne soient pas harcelés sexuellement et qu’ils ne soient pas, le cas échéant, désavantagés en raison de tels actes.
2 Il prend, pour protéger la vie, la santé et l’intégrité personnelle du travailleur, les mesures commandées par l’expérience, applicables en l’état de la technique, et adaptées aux conditions de l’exploitation ou du ménage, dans la mesure où les rapports de travail et la nature du travail permettent équitablement de l’exiger de lui.

L’ordonnance sur la prévention des accidents et des maladies professionnelles (OPA)
Art. 7 Tâches confiées aux travailleurs
1 Lorsque l’employeur confie à un travailleur certaines tâches relatives à la sécurité au travail, il doit le former de manière appropriée, parfaire sa formation et lui donner des compétences précises et des instructions claires. Le temps nécessaire à la formation et au perfectionnement est en principe considéré comme temps de travail.
2 Le fait de confier de telles tâches à un travailleur ne libère pas l’employeur de ses obligations d’assurer la sécurité au travail.

Art. 10 Location de services
L’employeur qui occupe dans son entreprise de la main-d’œuvre dont il loue les services à un autre employeur, a envers elle les mêmes obligations en matière de sécurité au travail qu’à l’égard de ses propres travailleurs.

Pour aller plus loin

Une nouvelle Constitution pour le Valais?

Les électeurs devront se prononcer le 3 mars sur le nouveau texte constitutionnel. L’extension des droits politiques sur le plan communal pour les étrangers est aussi au menu

Victimes de l'amiante, la Suisse viole le droit international

femme devant pancartes

Nouvelle condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme pour la jurisprudence sur la prescription. L'Etat doit compenser

Protection contre le licenciement: vers une initiative populaire

La Suisse avait été placée sur liste noire de l’Organisation internationale du travail (OIT) à cause de violations des conventions.

La suspension, ce lundi, de la médiation relative au licenciement abusif de syndicalistes a suscité la colère d’Unia. Le conseiller fédéral Guy Parmelin a en effet interrompu le...

Récit d’une garde à vue

Prune et Anthony sont au cœur de l’action, solidaires. Un peu plus loin, des camarades de Renovate Switzerland sensibilisent les passants et distribuent des flyers d’information.

A la suite de l’action contre UBS à Genève, quatre personnes militantes de Renovate Switzerland ont été privées de liberté pendant 28 heures. Témoignage de l’une d’elles