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Le télétravail, cheval de Troie de la flexibilisation

Portrait d'Aris Martinelli.
© Quentin Bacchus/bacchusprod.ch

Pour le chercheur Aris Martinelli, la pandémie a favorisé la flexibilisation du travail, la désarticulation et la plateformisation des entreprises. Interview

Docteur en socioéconomie, Aris Martinelli est adjoint scientifique à la Haute école de gestion Arc de Neuchâtel. Selon ce chercheur, la pandémie a accéléré des mutations en œuvre dans l’économie et le monde du travail.


Quelles nouvelles dynamiques la pandémie a-t-elle apportées à l’organisation des entreprises?

C’est un processus qui est en cours et qui n’a pas abouti, on peut donc parler de certaines tendances émergentes. La pandémie et, avant elle, la crise financière de 2008 ouvrent, à mon avis, une nouvelle période où l’on voit émerger une forme de fonctionnement se caractérisant par le prolongement de l’organisation flexible des entreprises et du travail, qui était déjà en place depuis la période néolibérale des années 1980-1990. Cette nouvelle période intègre aussi des formes de travail archaïques avec ce que l’on peut appeler la «plateformisation» des organisations.

Du côté de la flexibilisation, le télétravail est le nouveau prototype. En Suisse, ce travail à domicile occasionnel atteignait déjà 25% de la population active, il est passé à des pics de 45% durant les confinements, dont près d’un quart du personnel l’effectuait de manière régulière. Le passage au télétravail permanent pour une partie de la main-d’œuvre qualifiée du secteur tertiaire est une tendance lourde. On estime que, dans les prochaines années, les surfaces de bureaux vont diminuer de 20%. Le télétravail permet aux employeurs de réduire les coûts, de responsabiliser davantage les employés sur le contrôle des heures ou l’ergonomie du poste de travail. Il offre aussi une surveillance encore plus «scientifique» sur l’activité si l’on pense à l’utilisation de certains logiciels. La Suisse est encore au stade embryonnaire, mais l’on peut citer le logiciel Arbeitsplatz Analytics de Novartis, qui permet à l’entreprise de savoir combien de temps un collaborateur passe au téléphone, à répondre à ses courriels, à participer à des séances en ligne ou encore, et surtout, à ne pas faire ses tâches... Ces logiciels sont souvent présentés comme facultatifs, mais on sait qu’il est difficile individuellement de s’y opposer.

A cet approfondissement de l’organisation flexible s’ajoute un retour de ce qu’on peut qualifier de logiques féodales portées par les plateformes comme Uber, dont la relation triangulaire entre plateforme, travailleurs et clients rappelle la distribution du travail marchande de l’époque précapitaliste. Le Covid a offert des conditions sociales favorables à leur développement par la consommation par internet, la disponibilité des salariés au télétravail et la crise de l’emploi.

Quelles sont les conséquences pour les conditions de travail des salariés?

La logique de plateforme implique le retour du paiement à la pièce, des salaires trop faibles, incitant à travailler longuement ou à cumuler les emplois, et une disponibilité temporelle accrue. C’est toute la lutte des travailleurs de Smood exigeant que l’attente des commandes soit considérée comme du temps de travail. Il y a donc une tendance à l’allongement du temps de travail à travers ce modèle, un transfert du risque entrepreneurial et du coût du matériel sur les travailleurs, qui ne disposent souvent d’aucune ou seulement d’une faible protection sociale. Avec le Covid, le risque est que cette logique s’applique de plus en plus aux entreprises traditionnelles, qui intègrent les outils numériques dans leur modèle d’affaires afin de rester concurrentielles en contribuant à déshumaniser les relations de travail.

L’effet du télétravail est, quant à lui, ambivalent. Il y a une combinaison entre autonomie et précarisation propre aux organisations flexibles. L’effet positif pour certains travailleurs est la suppression des temps de trajet et la liberté, dans une certaine mesure, de choisir ses horaires, mais on voit qu’il y a également une disponibilité temporelle accrue et un brouillage entre le travail et la vie privée et sociale. On a plus de difficultés à se débrancher du travail. Il y a aussi de nouveaux problèmes de santé liés à l’ergonomie du poste. Et la difficulté à concilier vie professionnelle et vie privée avec une potentielle exacerbation des divisions des tâches de genre. Et, pour finir, il faut noter l’absence de commission du personnel, de syndicat et d’inspection du travail à la maison.

Face à cette situation, quels défis doit relever le mouvement syndical?

Les tendances évoquées ne sont pas irréversibles, elles dépendent aussi du rapport de force et des luttes sociales, qui sont déjà en cours, y compris en Suisse, si l’on pense aux plateformes. Il y a des luttes qui paient avec la reconnaissance du temps de travail, l’augmentation des salaires, du passage du statut de faux indépendant à celui de salarié. Cependant, je pense que le Covid a exacerbé des problèmes existants du mouvement syndical en même temps qu’il en a posé de nouveaux. Il faut se demander comment reconstruire une politique syndicale dans un contexte de diminution des membres, de très faible présence syndicale dans les entreprises et, pour la Suisse, de paix du travail, qui limite les grèves et les oriente vers la négociation. Tout en sachant que, dans ce contexte de crise, les employeurs sont de plus en plus déterminés à restructurer sans négocier. Comment réinvestir les lieux de travail alors que ceux-ci se diversifient et se personnalisent? Comment apporter des thématiques syndicales hors des entreprises? Et comment les syndicats peuvent-ils devenir un outil nécessaire lorsque les salariés se mobilisent en dehors des entreprises? Par rapport aux dernières décennies, le contexte nouveau, c’est que l’on assiste à un retour de la conflictualité sociale sur des thèmes traditionnellement syndicaux, par exemple le pouvoir d’achat ou le temps de travail, mais qui sont portés par des mouvements comme les Gilets jaunes ou, pour la Suisse, les grèves des femmes et pour l’avenir, mais aussi les travailleurs non syndiqués des plateformes. Comment combiner les revendications de ces mouvements à celles des syndicats?

Avez-vous des pistes par rapport à l’économie de plateforme et au télétravail?

Je crois qu’il faut écouter les salariés sur le télétravail et revendiquer le télétravail choisi. Pour les plateformes, je pense également qu’il ne faut pas diaboliser les technologies, mais voir comment ce secteur peut exister en dehors des logiques féodales, revendiquer un salaire décent et la protection sociale. Il faut prendre acte des changements provoqués par le Covid, des pratiques de consommation, des comportements des nouvelles générations et reconnaître la valeur de ce travail dans la société. Il faut que les travailleurs de ce secteur puissent vivre de leur emploi et donc bénéficier de bonnes conditions. Ce qui implique une rupture avec la logique et le modèle économique des managers pilotant ces plateformes. En raison de la masse des données numériques qu’elles gèrent et de l’importance de la livraison de repas, des colis ou de médicaments pour certaines personnes, on pourrait même imaginer que ces plateformes soient considérées comme des services publics et revendiquer leur organisation sur les plans local et public.

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