Près de Morges, dans le village de Tolochenaz, sept personnes préparent l’ouverture d’un tiers-lieu. Leur envie? Mettre en place un espace multiactivité qui allie une part sociale et une part agricole, pour apporter leur réponse aux dérives du monde
Une vague déferle le long de la route où rugit le moteur des pendulaires de ce lundi matin d’avril. De temps en temps, des automobilistes ralentissent pour regarder ce qui se prépare dans ce champ en contrebas du cimetière de Tolochenaz. Cette vague aperçue depuis la route, c’est un voile de forçage que Léo soulève et qui permet de protéger les cultures du froid. Des plants encore fragiles d’oignons, de fenouils, de salades consolident actuellement leurs racines, tout comme le collectif qui s’en occupe: le collectif de La Joubarbe1.
La ferme Beroud, au cœur du village, et ce champ d’un hectare: voici l’outil pour créer un tiers-lieu qui reposera sur le lien social et l’agriculture. Aux commandes, sept personnes, de 26 à 47 ans, originaires de la région ou d’ailleurs, ayant suivi pour la plupart des études universitaires, avant de s’intéresser à l’alimentation et à l’agriculture. Prochainement ouvrira le marché à la ferme où on trouvera légumes, pain au levain, bière et conserves. Des activités seront aussi proposées: réparation de vélos, création de bijoux, échange de savoir-faire, repas communautaires. L’essence des tiers-lieux, peu nombreux en Suisse, repose sur la diversité.
Fabriquer et apprendre
Pour le moment, on construit, on met aux normes, on cultive pour la première fois. Et surtout, on apprend. Ce qui anime le collectif: mieux comprendre le monde en se confrontant à différentes réalités, ne pas faire qu’une seule chose de sa vie. Julien, enfant de Tolochenaz, connaît la ferme depuis toujours: le propriétaire est un cousin éloigné qui a accepté de louer la maison à condition qu’elle reste une ferme. Puis, tout s’est enchaîné.
Il y a un peu plus d’un an, Julien proposait à Léo et à Clara un projet commun dans ce bâtiment de 1850. Léo détient un CFC de maraîcher, Clara travaille dans la réinsertion. Le couple a rapidement contacté Damien, qui se formait à la boulangerie, Damien a proposé à Camille, qui travaillait dans le maraîchage, de se joindre à l’équipe; puis, il a appelé Mattia, qui sait brasser la bière. Et le groupe a rencontré Tim, jeune infirmière qui voulait bifurquer vers une formation d’agronome. La moitié d’entre eux subvient à ses besoins grâce à un emploi à temps partiel – dans l’insertion, la vente, la gestion culturelle. Tout le collectif, mis à part Julien, vit dans la ferme en collocation, en contrepartie d’un loyer versé au propriétaire.
Pas de projet sans argent. Sur la plateforme de financement participatif Yes We Farm, le collectif est sur le point d’atteindre la somme de 30000 francs, qui servira entre autres à payer les travaux pour la chambre froide. La Joubarbe a aussi reçu une bourse de 80000 francs de la Fondation Leenaards et Damien vient de boucler une demande de fonds auprès de la Loterie Romande. En tout, un budget de 150000 francs est nécessaire pour les investissements en matériel, en rénovation, en aménagement. A l’horizon de la fin de l’année, si tout va bien, la vente des produits de la ferme devrait permettre de fonctionner. Et, dès que possible, l’activité pourrait générer des petits salaires – leur variable d’ajustement.
«Il est où le patron?»
Revenons au champ où le collectif fait le tour des cultures: on peut récolter les salades et les choux pak-choï sous tunnel, il faut désherber les oignons. Le collier d’êtres humains se promène au milieu de la trame végétale. Léo mène la marche. Grâce à son CFC de maraîcher, lui seul a la légitimité, aux yeux de la loi, de louer le terrain. Mais il n’est pas le seul à connaître le maraîchage. Et surtout pas le seul à décider des choix liés à la ferme. Le collectif s’est structuré en association avec une organisation la plus horizontale possible. A sept, ils partagent les discussions et les tâches, ce qu’ils doivent sans cesse expliquer lorsqu’on leur pose la question inévitable: «Il est où le patron?»
Tout le monde se retrouve à 10h pour la réunion hebdomadaire. C’est Tim, ce lundi matin, qui mène l’ordre du jour. Pendant deux heures, les mandats – communication, semis, boulangerie, finances, etc. – sont passés en revue. Même si toutes et tous mettent la main à la pâte, chacun supporte la charge mentale en binôme de l’un des mandats.
Après la séance, Julien explique que l’équilibre global est l’un des points sensibles: «Chacun doit trouver sa place. Le collectif, c’est l’endroit des grandes joies et des grandes déceptions. C’est ce qui fait la fragilité et la force de la ferme. Le fonctionnement de la structure importe autant que l’objectif qu’on vise.» Pour la prise de décision, leurs expériences associatives les aident. Mais ils ont également recours à un livre qui fait référence2 et donne des outils théoriques pour les réunions, la communication.
Plus tard, Camille raconte, assise en surplomb du champ, combien compte l’idée de collectif. «Quand je suis là, je n’ai pas l’impression de bosser, affirme-t-elle. Dans le sens où je ne réponds pas à l’exigence d’un patron. Tout à coup, je prends le temps de regarder le paysage, et ça me donne le carburant pour continuer. Ce projet est une manière de sortir du productivisme. Ici, on rêve d’un autre monde. La Joubarbe en est un aperçu.»
Pour tout le collectif, ce tiers-lieu représente une alternative sur le long terme, et même un acte en partie militant. «C’est un laboratoire de vie», explique Mattia, assis sur un motoculteur. «L’une des idées qui nous rassemblent est celle de prendre soin du vivant au sens large: les animaux, la biodiversité, les personnes. C’est une manière de répondre à un mal-être ambiant. Le soin du vivant, c’est un drapeau, mais chacun de nous, dans le collectif, a sa définition propre, précise et minutieuse.»
Penchée au-dessus des semis, Clara évoque le fait que Léo est le seul à pouvoir louer une parcelle, ce qu’elle voit comme une fragilité dans le projet: sans lui, pas de terrain. «Pour se prémunir, on essaie de rendre le maximum de choses communes: le matériel, les compétences qu’on se transmet. Par exemple, on a acheté le four à pain avec l’argent de l’association, il appartient à tout le monde.» Des craintes, des inquiétudes, toutes et tous en ont: la clientèle viendra-t-elle pour dessiner la suite? Sera-t-elle ouverte à la pédagogie? Le collectif parviendra-t-il à s’adapter aux contraintes administratives? Et à durer, tout simplement?
Les questions s’envolent, éphémères. Pas de certitudes, pas de leçons à donner à l’extérieur. En attendant, un collier s’est fabriqué entre Camille, Clara, Tim, Mattia, Léo, Julien et Damien. Ce collier fait main ne demande qu’à grandir. Et le soir, quand le soleil rase les fruitiers encore jeunes, que les dernières voitures se dépêchent de rentrer, peut-être que naît dans l’esprit de quelques automobilistes l’envie de prendre part aux futurs chantiers participatifs, dans le but de se rassembler autour de cette activité universelle: produire de la nourriture.
1 La joubarbe est une plante dont la forme évoque l’artichaut. Le collectif a choisi ce nom, quand une voisine leur a offert un pot de joubarbes.
2 Comment s’organiser? – Manuel pour l'action collective, Starhawk, Editions Cambourakis, 2021.
Suivre l’aventure
La ferme ouvrira prochainement, en fonction de l’avancée des cultures. Pour suivre l’aventure, il y a une newsletter sur: joubarbe.ch