«Plus on est, meilleures seront les conditions de travail»
Toute l’année, les secrétaires syndicaux d’Unia font la tournée des chantiers. Nous avons suivi deux d’entre eux à Genève dans les immeubles en construction des Communaux d’Ambilly
Le chantier est immense. Depuis la route de Jussy, il faut rouler presque un kilomètre pour rejoindre les immeubles en construction de Belle-Terre. Tout un nouveau quartier est en train de pousser sur les Communaux d’Ambilly, dans la périphérie de Genève. D’ici 2030, il accueillera 2600 logements sur un périmètre de 38 hectares. Une douzaine d’immeubles se dressent déjà, ils seront livrés dans quelques mois. Une fois la voiture garée, pour les rejoindre, il faut encore cheminer dans la gadoue, qui crotte, en quelques mètres, nos chaussures et pantalons. Nous devons aussi zigzaguer entre de véritables piscines alimentées par les pluies des derniers jours.
Nous suivons la tournée de deux secrétaires syndicaux, José Sebastiao et Mathieu Rebouilleau. Ils montent rapidement dans les étages en cours d’aménagement. Presque chaque jour, des permanents syndicaux d’Unia Genève se rendent sur des chantiers pour informer les travailleurs de leurs droits, des campagnes en cours et contrôler que les conventions collectives de travail (CCT), les règlements et les dispositions sanitaires soient bien respectés.
«Avez-vous une baraque?»
Dans les pièces des futurs appartements que nous traversons travaillent des maçons et des ouvriers des différents corps de métier du second œuvre et de la métallurgie du bâtiment: chapistes, plaquistes, plâtriers-peintres, chauffagistes, plombiers, serruriers ou électriciens. «Bonjour, c’est le syndicat Unia. Pour quelle entreprise travaillez-vous?» Les salariés discutent volontiers avec les syndicalistes, qui distribuent des exemplaires des CCT et vérifient en particulier la justesse du montant du panier, l’indemnité pour les repas qui varie suivant la fonction et la distance séparant le chantier du siège de l’entreprise. Ils demandent aux ouvriers rattachés à la CCT du second œuvre de participer à l’enquête qu’Unia a lancée sur les questions des horaires, des frais et des déplacements.
«Avez-vous une baraque?», demande José Sebastiao à un travailleur de la construction métallique. «Nous n’avons rien du tout», répond l’homme alors qu’un courant d’air refroidit la coursive intérieure. «A Genève, il y a un règlement qui oblige l’employeur à mettre à disposition un local pour se changer et un autre pour manger. Nous allons envoyer un contrôleur.» Les vérifications ne sont pas inutiles car beaucoup de sociétés et leurs employés viennent d’autres cantons.
Les secrétaires syndicaux en profitent pour recruter. A un travailleur temporaire, qui a été privé de salaire durant le confinement du printemps 2020, Mathieu Rebouilleau explique: «Si tu avais été membre d’Unia, nous aurions pu faire un courrier et t’aider.» Convaincu, l’homme remplit un bulletin d’adhésion. Le syndicaliste va répéter plusieurs fois son credo: «Plus on est de syndiqués, plus on a de chances d’obtenir des meilleures conditions de travail. C’est un rapport de force. C’est comme si on rencontrait les employeurs dans un match de foot. S’ils forment une équipe de onze, nous ne pouvons pas nous permettre de jouer à neuf. Eux, ils sont bien organisés dans des associations patronales.»
«La métallurgie du bâtiment a besoin de se mobiliser»
«La métallurgie du bâtiment a un besoin urgent de se mobiliser», relève José Sebastiao. A Genève, cette branche rassemble les métiers du chauffage, de l’électricité, de la ferblanterie, de la plomberie, de la serrurerie et de la construction métallique. «C’est la branche la plus faiblement syndiquée et cela se ressent sur les conditions de travail, c’est la moins bonne CCT.» Celle-ci couvre 5000 salariés et doit être renouvelée. En novembre 2019, Unia avait organisé une assemblée de mobilisation qui avait remporté un certain succès. Refusant la demande patronale d’un allongement de la journée de travail, une centaine d’ouvriers y avaient participé avant de partir en cortège vers le pont du Mont-Blanc pour accrocher des banderoles. «Le Covid a stoppé cet élan», déplore le responsable du bâtiment d’Unia Genève. Dans l’intervalle, les négociations pour le renouvellement de la CCT ont repris, annonce, de son côté, Mathieu Rebouilleau à un électricien ayant participé à cette fameuse assemblée.
Ce dernier est accompagné d’un apprenti en première année âgé de 30 ans, qui ne touche que 800 francs par mois. José Sebastiao est dépité: «Le salaire d’un apprenti, c’est bien lorsqu’on a 17 ans. A 30 ans, il en fait bien plus et le patron pourrait le payer mieux.» D’autres travailleurs rencontrés se plaignent de leurs rémunérations. «Je gagne 2800 francs net par mois. J’aurais presque meilleur temps de rester bosser en France pour 2000 euros», constate un ouvrier de la construction métallique. «J’ai demandé une augmentation, mon chef a refusé, je veux maintenant passer indépendant», raconte un autre. «Comme indépendant, ne casse pas les prix», lui demande José Sebastiao. «Non, c’est pour gagner plus», promet-il en souriant.
Il est midi. Derrière une porte, quatre ouvriers venant d’Yverdon prennent leur pause, sans lumière du jour, certains assis à même le sol. Le décor est différent un peu plus loin. Une quinzaine de travailleurs du secteur principal de la construction déjeunent au chaud dans un espace lumineux. Les syndicalistes passent entre les tables pour distribuer un sondage. Sur onze revendications, les maçons doivent sélectionner les trois qui leur paraissent les plus importantes. «Intempéries! Intempéries!», lance un jeune, qui, visiblement, veut des critères clairs pour les suspensions du travail en cas de canicule et de fortes chutes de pluie ou de neige. La discussion s’engage en portugais entre les tables. «Le renouvellement de la Convention nationale de la construction en 2022 sera difficile, la Société des entrepreneurs va revenir avec son exigence de flexibilité», prévient José Sebastiao. Solidaires des ouvriers de la Tuilerie de Bardonnex, les maçons signent également une lettre ouverte à la présidente du Conseil d’Etat demandant le rachat de l’usine fermée en décembre.
«L’employeur doit-il fournir des masques?»
Nous descendons ensuite des escaliers pour nous retrouver dans une cave où des installateurs sanitaires prennent leur repas. «Est-ce que l’employeur doit fournir des masques?, demande l’un deux. Ils gagnent des millions, mais ne sont pas fichus de nous en fournir. Il suffit que l’un d’entre nous chope le Covid durant le week-end et on l’attrape tous pendant la semaine», souligne le plombier. «Nous sommes bien obligés d’être à deux pour poser une colonne de fonte et on ne peut pas respecter les distances», appuie l’un de ses collègues. «Nous allons envoyer un courrier à l’entreprise en lui demandant de fournir des masques et du gel», promet José Sebastiao. L’employeur doit aussi fournir l’EPI, l’équipement de protection individuelle, rappelle le syndicaliste. «Je n’ai jamais rien reçu de tel», intervient un ouvrier. Engagé par une agence intérim, cet alpiniste industriel, soit un spécialiste des travaux en hauteur, est équipé d’un casque de montagne. CCT en main, il s’aperçoit qu’il gagne 52 centimes de moins que le salaire minimum prévu dans cet accord pour les aides-monteurs. «Et ce n’est pas le seul problème que j’ai avec mon employeur.»
En sortant de la cave, Mathieu Rebouilleau a deux nouvelles adhésions en poche. En tout, cinq ont été réalisées dans la matinée. Ce n’est pas si mal, sachant que nombre d’ouvriers sont déjà syndiqués.
Les deux secrétaires se hâtent maintenant de rentrer au siège d’Unia pour participer à une réunion de coordination. «Mission accomplie», se félicite José Sebastiao en démarrant la voiture. L’après-midi sera consacré à des tâches administratives. Pour assurer le suivi, un rapport de chantier relevant les problèmes constatés sera dressé. Ce jour-là, les deux syndicalistes n’auront pas le temps de prendre une vraie pause et devront se contenter d’un sandwich avalé rapidement. «Il faut avoir la fibre militante et, si nous n’aimions pas ce travail, on ne pourrait pas le faire longtemps.»