Photographe professionnel engagé, François Graf trouve dans son travail une plage d’expression à sa militance. Arrêt sur images
Impossible de dissocier les orientations politiques et solidaires de François Graf avec son travail photographique. L’homme de 50 ans concentre son activité sur des sujets en résonnance avec sa sensibilité. Et documente en images les combats de mouvements qui font sens pour lui: les organisations membres de la Fédération syndicale SUD, les actions en faveur de migrants, de l’égalité, pour le climat, contre le racisme, etc. «La rue, c’est mon studio», lance celui qui se définit comme un compagnon de route de luttes plurielles et un migrant désireux de raconter le pays dans lequel il réside, à travers ses beautés et ses problématiques. Un parti pris directement lié à son histoire. Enfant adopté, François Graf est né en 1973 à Cali, en Colombie. «En janvier 1974, une patrouille de police m’a découvert dans cette ville, abandonné sur un terrain vague, dénutri. C’est le premier papier relatif à mon existence. Et le point de départ de ma militance», relate François Graf précisant ne pas nourrir de ressentiment à l’égard de sa mère biologique, qui reste inconnue.
De la canaille à la marchande de fleurs
«Je porterai toute ma vie la blessure d’abandon, mais je ne lui en veux pas. Elle a voulu me sauver. Un acte tout aussi généreux que celui de ma maman de m’avoir adopté», confie François Graf qui effectuera tout de même un test ADN pour découvrir d’éventuels membres de sa famille. Et retrouvera une cousine de second degré, également adoptée, établie en Suède. Aujourd’hui, François Graf se dit apaisé par rapport à son histoire. «Ne connaissant pas mes géniteurs, je peux me les imaginer comme bon me semble, sans risques de devoir me confronter à une réalité peut-être décevante.» Le photographe s’est en revanche découvert «un second chez soi» en visitant sa patrie. «J’y suis allé pour la première fois en 1994. Un grand moment d’émotion», se souvient le Lausannois qui consacrera alors largement son séjour à explorer l’univers de la rue, ce monde auquel il s’identifie. «J’y retrouve une certaine fraternité. De la canaille à la marchande de fleurs, en passant par le sans-papier, le mendiant, etc.» L’afro-descendant approfondira encore sa connaissance de la Colombie lors d’un deuxième voyage d’une durée de six mois. Non sans au préalable se rendre sur l’île sénégalaise de Gorée. Qui, du XVe au XIXe siècle, a joué le rôle de vaste centre de commerce d’esclaves.
Racisme systémique
Cette quête des origines a aussi conduit le photographe à immortaliser dans nos frontières des migrants partageant son ascendance – un travail qu’il a exposé en 2022 à Lausanne. Ces portraits s’accompagnent d’extraits de récits de vie récoltés par une historienne, Isabelle Lucas. Ils ont été réalisés en forêt – en l’occurrence celle «enchanteresse et habitée d’entités» du Mormont – et par choix esthétique, et pour symboliser le lieu de refuge des esclaves fugitifs. Des images qui relatent en filigrane «la double conscience, cette dualité vécue en tant que Suisse et Noir, vivant en Occident et en son dehors en même temps». «Etre Afro-descendant, c’est être dépositaire d’un vécu helvétique tout en ayant une ascendance subsaharienne. C’est avoir été formé en Suisse dès l’enfance ou l’adolescence, mais ne pas être reconnu comme appartenant à cette société.» Si François Graf précise n’avoir jamais été victime d’agression physique liée à sa couleur de peau, il dénonce néanmoins un racisme «systémique, ordinaire». «Quand je vadrouille dans les gares, je me montre vigilant. Le climat, xénophobe, autorise de dire: ‘Je n’aime pas les Noirs’. Avant, il y avait davantage de retenue», affirme le membre du POP – se définissant comme un communiste libertaire plus que stalinien – et de la chorale anarchiste de Lausanne. «On vit en résistance», sourit le jeune quinquagénaire, de la douceur dans le regard, qui trouve dans le chœur où il donne de la voix «un accès à l’unité la beauté et la joie». «Un petit miracle», pour celui qui aurait rêvé de devenir un chanteur lyrique...
Amateur de yodel
La thématique de l’identité a aussi amené François Graf, inspiré par le travail photographique de l’américain Gordon Parks et de Luc Chessex, à s’intéresser aux gens d’Isérables. Les habitants de la commune valaisanne seraient prétendument descendants de Bédouins. «J’ai cherché à retrouver sur leurs visages d’éventuelles traces d’origines lointaines», note l’auteur d’une série de portraits de caractère qui ont été exposés dans le musée du village en question. Actuellement le créatif poursuit un travail entamé sur les carnavals et les traditions vivantes en Suisse. «Des fêtes païennes où l’au-delà s’invite dans le réel à travers les esprits incarnés par les masques... Les célébrer vise à apprivoiser, conjurer la mort. Et aussi marquer le passage de la nuit à la lumière, de l’hiver au printemps», indique François Graf, curieux des coutumes helvétiques, et indiquant au passage aimer le yodel.
Passeur de messages
Personnalité riche et sensible, de nature résolument optimiste, François Graf croit en une forme de destinée. Et ressent le besoin de porter un regard sur le monde. Pour le dénoncer ou s’en émerveiller. «J’ai eu une seconde chance de vie. Je dois saisir cette aubaine pour faire passer des messages.» Mais pas question de se placer en donneur de leçons. Le sympathique Lausannois, qui mène une existence de bohême – une précarité assumée –, connaît aussi le doute, qui le fait avancer. Et cultive un intérêt intrinsèque pour le collectif. Entier, il se dit irrité par les personnes «tièdes», celles qui refusent de se positionner, sur l’amour, sur la vie. Pour se ressourcer, François Graf s’évade dans la nature, «dans des lieux énergétiques et inspirants». Et affirme, sans hésiter, être heureux. Mais non sans peur. Antifasciste, il craint en particulier la montée de l’extrême droite et les privations de libertés. Il redoute aussi, dans son travail, la tendance à refuser les photos de rue. «Il faut trop souvent cacher les visages, voire ne pas prendre d’images du tout. Une aptitude contre laquelle nous devons nous battre. Pour ne pas laisser le champ libre aux négationnistes. Le photographe n’est en général pas un ennemi des luttes.» Une affirmation qu’il incarne à merveille.