qui est logique puisqu’on a beaucoup baissé
les impôts des contribuables les plus fortunés»
A Lausanne, le 9 décembre, entre 20 000 et 25 000 fonctionnaires vaudois ont à nouveau défilé dans les rues de Lausanne pour dénoncer le programme d’économies de 305 millions de francs décrété par le Conseil d’Etat.
Alors que la mobilisation des fonctionnaires ne faiblit pas en Suisse romande, Sébastien Guex, professeur honoraire à l’Université de Lausanne, décortique les ressorts fiscaux et financiers qui l’ont déclenchée.
Il y a des lustres qu’on n’avait pas connu une mobilisation aussi massive de la fonction publique en Suisse romande. Depuis début octobre, les plans d’austérité budgétaire annoncés dans plusieurs cantons suscitent une levée de boucliers. En particulier dans le canton de Vaud, où des dizaines de milliers de fonctionnaires ont fait la grève et manifesté à plusieurs reprises contre le plan d’économies de 305 millions de francs du Conseil d’Etat. Professeur honoraire d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne, Sébastien Guex, expert en finances publiques et en fiscalité, analyse la situation.
Sébastien Guex, une telle mobilisation de la fonction publique, c’est une première en Suisse?
Il faut remonter aux politiques d'austérité du milieu des années 1990 pour trouver une mobilisation aussi impressionnante de la fonction publique, en particulier dans les cantons romands. A l’époque, le mouvement était plus fort à Genève que dans le canton de Vaud. Il y avait des dizaines de milliers de personnes dans la rue. Mais la mobilisation actuelle des fonctionnaires est sans précédent dans le canton de Vaud, notamment dans l’enseignement.
Pourquoi, selon vous, les fonctionnaires sont-ils aussi déterminés?
C'est parce que le plan d'austérité du Conseil d’Etat vaudois est juste incompréhensible. Les gens voient bien qu’il n’y a pas de crise des finances dans le canton de Vaud, qui dégage depuis une vingtaine d’années des excédents annuels de l'ordre de 300, 400 ou 500 millions de francs. Dans le monde entier, il n'y a que quelques cantons suisses qui s’en sortent mieux. N'importe quel ministre des Finances de n'importe quel pays rigolerait en entendant dire que les finances vaudoises vont mal.
Donc, cela n'a rien à voir, par exemple, avec la situation de la France, où le débat budgétaire fait aussi rage?
Absolument pas. En France, le taux d'endettement net, c’est-à-dire la dette brute moins les actifs de l'État, était de 105% à la fin de 2024. Autrement dit, la dette nette de la France équivaut à 105% de son PIB. Non seulement le Canton de Vaud n’a pas d'endettement net, mais il dispose d’environ 3,6 milliards de francs de fortune nette, soit 4,1% de son PIB, si on admet les chiffres du Conseil d'État, largement sous-estimés. Par comparaison, la moyenne européenne, c'est un taux d'endettement net de 75%. Les États-Unis sont à 97%, le Japon à 135%.
Le Conseil d’Etat vaudois aurait noirci le tableau?
Oui. Et il y a aussi eu l’affaire Dittli (ndlr: du nom de la conseillère d’Etat Valérie Dittli). Cela a révélé le fait que le bouclier fiscal, limitant l'imposition vers le haut des ultrariches, n’a pas été appliqué en conformité avec la loi pendant treize ans. Ce qui a permis aux contribuables les plus aisés d’économiser illégalement entre 500 millions et un milliard d’impôts au total. Et certains ont encore le culot de se plaindre quand l'administration décide finalement de corriger cette erreur! Donc il y a des ultrariches qui sont au-dessus de la loi et qui font perdre beaucoup d’argent au Canton. Et après, on se retrouve avec un déficit fabriqué de toutes pièces par le Conseil d'État, qui décide de diminuer les salaires, de supprimer telle ou telle prestation, etc. Logiquement, les gens sont en colère.
Un déficit fabriqué de toutes pièces? Vous y allez fort.
Par exemple, quand le Conseil d’Etat décide d’accélérer l’amortissement des dépenses sur le patrimoine administratif, alors qu’il pourrait sans problème se permettre de le faire en un ou deux ans de plus, c’est une décision totalement arbitraire mais qui permet de creuser artificiellement le déficit. De même, le gouvernement vaudois pourrait très bien décider de puiser davantage dans la volumineuse fortune financière du canton pour diminuer le déficit. C'est comme si un écureuil, ayant 10 kilos de noisettes de côté pour l'hiver, disait: ah non, je ne vais en prendre qu’un kilo. C’est absurde.
Le gouvernement vaudois veut diminuer temporairement les salaires des fonctionnaires de 0,7% à titre de «contribution de crise». Est-ce que cela s’est déjà fait par le passé ?
Le terme «contribution de crise» est totalement déplacé. Comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas de crise des finances publiques vaudoises. Et oui, cela s’est produit à de nombreuses reprises par le passé. La principale réponse des cercles patronaux et des milieux dirigeants quand il y a des déficits, c’est de diminuer les salaires des employés de l’Etat, pas d’augmenter les impôts des riches.
Le problème ne se limite pas au canton de Vaud. Genève prévoit un déficit de plus de 700 millions, largement causé par des baisses d’impôts. La France, qui a supprimé l’impôt sur la fortune il y a quelques années, est endettée jusqu’au cou. A-t-on fait trop de cadeaux fiscaux?
Il y a aujourd’hui une concentration de la richesse qui est logique puisqu’on a beaucoup baissé les impôts des contribuables les plus fortunés. Des chercheurs en finances publiques et sociologie de l'université de Lucerne ont étudié l’évolution depuis environ soixante ans du taux d’imposition des plus riches en Suisse, qui est passé de 0,82% au milieu des années 1960 à, en gros, 0,5% aujourd’hui. En parallèle, ils ont relevé que la part de la richesse nationale des 1% les plus riches est passée de 38-39% à l’époque, à 43% aujourd’hui. C’est fascinant de voir à quel point les deux courbes coïncident. D’un côté, on nous dit que les finances publiques vont mal, et de l’autre, on creuse le trou en baissant les impôts des plus riches. Mais de qui se moque-t-on?
Est-ce que le principe de redistribution des richesses ne fait plus consensus?
Cela fait quarante ans que je travaille sur la fiscalité et les finances publiques. Je suis arrivé à la conclusion, dont j'étais loin au début de mes études et même il y a encore vingt ans, que la position fondamentale des riches, ce n'est pas qu'ils veulent payer peu d'impôts. Ils ne veulent pas en payer du tout! Leur idée, c'est que ce sont les autres qui doivent payer. D'où la fameuse expression, lancée par le ministre des Finances français en 1922, «l'impôt des poires». En clair, il n’y a que les poires, les imbéciles, qui paient des impôts.
Ces baisses d'impôts sont généralement présentées comme le seul moyen de retenir les gros contribuables chez nous. Mais ne trouveront-ils pas toujours mieux ailleurs?
C’est difficile de trouver beaucoup mieux qu'en Suisse, en matière d’imposition! C’est vrai qu’ils peuvent aller dans un autre canton à Zoug, à Obwald, à Nidwald, ou à Lucerne. C'est un cercle infernal dans le fédéralisme fiscal en Suisse. Et ça fait 200 ans que ça dure. C'est un système qui favorise structurellement les riches, qui peuvent effectivement utiliser cette menace. Mais il y a des moyens de lutter contre cela.
Lesquels?
Il est par exemple possible de décréter que quelqu’un qui a construit sa fortune dans un pays ou un canton donné continue d’être imposé par celui-ci pendant cinq ans, s’il décide tout d'un coup de déménager pour des raisons fiscales. Il y a même des pays qui continuent à imposer pendant dix ans. C’est une question de volonté politique. En Suisse, pourquoi ne pas mettre des limites à la concurrence fiscale intercantonale? Il suffirait de fixer un taux d’imposition minimum en-dessous duquel les cantons ne pourraient pas aller.
Vous pensez que cette idée a une chance de s’imposer? Nos dirigeants n’ont pas l’air de vouloir mettre un terme à la concurrence fiscale.
On l’a bien fait pour les entreprises. Sous l’égide de l’OCDE, plus de cent pays ont décidé, il y a quelques années, d’introduire un taux d’imposition minimal de 15% pour les multinationales. L’économiste français Gabriel Zucman propose maintenant de faire la même chose avec les ultrariches, et cela suscite une discussion en Europe. Peut-être que dans dix ans, cette idée aura fait son chemin.
En Suisse romande, la fronde de la fonction publique contre les mesures d'austérité ne montre pas de signes d’essoufflement. Dans le canton de Vaud, le mouvement est particulièrement fort. Le 9 décembre, entre 20 000 et 25 000 fonctionnaires vaudois ont à nouveau défilé dans les rues de Lausanne pour dénoncer le programme d’économies de 305 millions de francs décrété par le Conseil d’Etat. C’était leur quatrième manifestation depuis début octobre. Selon les secteurs, le personnel du service public et parapublic a aussi effectué entre cinq et sept jours de grève jusque-là. Alors que les députés du Grand Conseil ont adopté en premier débat la très controversée «contribution de crise» de 0,7%, qui doit être prélevée sur certaines catégories de salaires en 2026, les manifestants ont une fois de plus fustigé les cadeaux fiscaux et demandé de «taxer les riches». A l’heure où nous mettions ce journal sous presse, le 10 décembre, une assemblée générale de la fonction publique vaudoise devait se tenir dans la soirée pour décider de la suite du mouvement.
A Genève, le personnel du service public cantonal se mobilise pour une nouvelle journée de grève le 11 décembre, pendant que le Grand Conseil débat du projet de budget. Après une première manifestation en octobre, 2500 personnes avaient déjà fait la grève le 11 novembre pour exiger notamment que le gouvernement renonce à bloquer les annuités en 2026 et à geler les salaires pendant quatre ans. Alors que le Conseil d’Etat a annoncé un déficit de près de 700 millions de francs pour l’an prochain, les syndicats dénoncent dix ans de cadeaux fiscaux aux grandes entreprises et aux plus riches contribuables, au détriment de la population.
Le 4 décembre, les fonctionnaires de la Ville de Genève ont eux aussi fait la grève après plusieurs semaines de tensions, pour protester contre le gel des mécanismes salariaux. Mais le budget a finalement été adopté quelques jours plus tard au Conseil municipal, sans coupes dans les salaires.
A Fribourg, 4000 fonctionnaires se sont mobilisés et ont fait la grève le 1er octobre. Ils avaient déjà manifesté en septembre contre le programme d'assainissement des finances de l'Etat, qui prévoit des coupes de l’ordre de 400 millions de francs d’ici à 2028.