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«La beauté, la poésie et la joie dans la lutte sont centrales»

peinture murale
© ERC Artivism Raphaela von Weichs

Fresque murale réalisée par l'artiste Kayaman dans le centre-ville de Yaoundé, la capitale camerounaise. L’artiste, réfugié de la guerre civile du Nord-Ouest du pays, raconte à travers sa peinture son expérience et ses perspectives sur la politique au Cameroun.

Le projet de recherche Artivism étudie le militantisme par les arts. Entretien avec Monika Salzbrunn, professeure à l’Université de Lausanne.

Carnavals, bandes dessinées, fresques murales et autres arts subversifs, tel est le cœur de la recherche d’Artivism, entre art et activisme. Ce projet d’investigation, issu de l’Université de Lausanne, est financé par le Conseil européen de la recherche (ERC). Depuis une dizaine d’années, il regroupe plusieurs sociologues et anthropologues, qui ont bien souvent elles-mêmes des pratiques artistiques. Leurs objectifs: étudier la résistance artistique en temps de crise ou dans des conditions oppressives, et comprendre comment les engagements artistiques peuvent provoquer des changements sociaux, économiques et politiques. Monika Salzbrunn, professeure ordinaire en «Religions, Migrations, Arts», à l'Université de Lausanne, est à la tête de ce vaste programme qui va à la rencontre de celles et ceux qui créent des marionnettes et des chars de carnaval en Italie, des bandes dessinées subversives au Cameroun ou encore des fresques militantes aux Etats-Unis. Ces artistes et activistes s’engagent avec créativité pour exprimer leur imaginaire d’un autre monde possible et subvertir le statu quo. Souhaitant toucher un large public par la médiation scientifique, Artivism est aujourd’hui soutenu par le Fonds national suisse et la Fondation Ernst Göhner. Ses acteurs proposent des cinés-débats sur leurs films documentaires, écrivent une bande dessinée afin de rendre leurs recherches accessibles au plus grand nombre, et organisent des ateliers créatifs, notamment lors du festival Ecotopiales à Lausanne ainsi qu’à L’Eprouvette à l’Unil. Entretien avec Monika Salzbrunn.

Quelle est l’origine de votre projet de recherche?

Mon fil rouge est apparu avec les attentats à Charlie Hebdo en 2015. Cet événement a été révélateur du pouvoir du dessin. Quand on dessine, on prend le risque d’être tué. Cela prouve la puissance de l’œuvre. Parallèlement, on assiste depuis une dizaine d’années à une grande désaffection de l’électorat. Moins de la moitié de la population se déplace pour voter. Beaucoup d’intellectuels et de militants cherchent comment éveiller les consciences et comment influencer les débats et les décisions prises à leur insu. Même la rue n’est plus toujours entendue et les droits fondamentaux acquis de longue lutte sont remis en question. En France, par exemple, en 1995, la rue pouvait encore faire plier le gouvernement contre la réforme des retraites. Aujourd’hui, cela ne semble plus être le cas. Au contraire, cela crée une forme d’obstination. Beaucoup d’actes de l’exécutif sont même allés à l’encontre des droits juridiques. Des Gilets jaunes ont perdu un œil ou un bras, en exerçant leur droit fondamental à s’exprimer. La liberté d’expression n’est jamais pleinement acquise. Face à la répression, certains réinventent d’autres formes d’expression. Nos recherches nous ont aussi menées dans des pays où la liberté d’expression est brimée, comme au Cameroun, où la bande dessinée a atteint un pouvoir subversif, contrairement à la caricature dont les auteurs sont réduits au silence par la censure. En Californie, l’art mural et l’artivisme digital se sont développés grâce à des résidentes mexicaines, dont le groupe féministe les Mujeres de Maiz (femmes de maïs), dès 1997. Nous pouvons retracer cette alliance entre art et activisme jusqu’à l’œuvre et l’engagement de l’artiste mexicaine Frida Kahlo. Mais aussi à son compagnon Diego Rivera qui créait des peintures murales pour le Gouvernement progressiste mexicain. Cet art a ainsi été utilisé par le bas et le haut, par le peuple et le régime au pouvoir. On retrouve cette double appropriation parfois paradoxale encore aujourd’hui.

Vous étudiez plusieurs types d’actes créatifs que vous documentez dans vos films…

Le choix de combiner ces différentes formes d’art résulte du fait que le dessin, donc le trait, est le point de départ de chacune. Le carnaval s’inscrit comme une caricature en trois dimensions. En Italie, à Viareggio par exemple, ça commence par des esquisses avec un jury qui les valide, ou pas. Là, au niveau du dessin, commence le débat sur la liberté d’expression. On crée ensuite le char en papier mâché et, ensuite, on en vient à la performance: des chorégraphies détournent des histoires. Il y a aussi les carnavals undergrounds, anarchistes, en Ligurie, à Marseille, ou l’an passé, celui antifasciste à Lausanne. On y retrouve le droit à la ville, le droit de se réapproprier l’espace public. Même dans le carnaval officiel, il y a une critique du pouvoir en place. Etant née à Cologne, j’ai grandi avec le carnaval. Il y a 25 ans, des émissions étaient censurées à la télévision, par l’Eglise, car certains chars critiquaient l’archevêque. Aujourd’hui, ce serait impensable. 

Comment travaillez-vous en tant qu’anthropologue?

Ma démarche est de me pencher sur un événement et sur un territoire dans un processus immersif. Comment un événement déclenche un narratif différent, disruptif, politique, notamment quand il est perçu comme injuste? Comment tel groupe de personnes développe des moyens artistiques? Ce qui ressort de nos études, c’est que la beauté, la poésie et la joie dans la lutte sont centrales. Beaucoup de figures de style font rire. L’ironie et le sarcasme ont explosé ces dernières années. Il y a un besoin de s’amuser dans l’action. Les dadaïstes, les surréalistes, les situationnistes créaient déjà des événements disruptifs dans l’espace public. Aujourd’hui, le féminisme s’exprime aussi au travers de chorégraphies – Le violeur c’est toi!, par exemple –  très puissantes. Beaucoup de commémorations se font dans la joie, tout en restant fermes sur les revendications. Un de mes documentaires parle de la Messa partigiana – une messe poétique et sarcastique pour honorer la résistance féminine durant la Seconde Guerre mondiale. L'artiste Simona Ugolotti incarne cette énergie positive pour changer les choses. L’art peut éveiller les consciences. On touche d’autres canaux que ceux cognitifs. La musique mobilise une autre partie du cerveau. Les émotions, le ressenti, les ambiances, l’importance du partage d’un repas, l’olfactif permettent de prévenir le burn-out militant et d’élargir le cercle militant.

La désobéissance civile est aussi une forme de spectacle dans l’espace public…

Greenpeace l’avait compris très tôt dans ses actions, contre les essais nucléaires notamment. Extinction Rebellion aussi, avec des sit-in spectaculaires. Guy Debord parlait déjà en 1967 de la société du spectacle. Parallèlement, les formes d’engagement sont multiples et peuvent être très concrètes, comme du jardinage urbain par exemple. 

En quoi les mobilisations plus classiques, telles que celles syndicales, auraient à gagner à utiliser l’art?

De manière générale, les moyens habituels mobilisent moins qu’autrefois. C’est lié à l’individualisme grandissant, mais aussi à une forme de résignation ou d’ennui. Travaillant depuis un certain temps sur l’Italie, j’ai constaté que les discours antifascistes sont souvent des discours très complexes, transmis d’une façon peu accessible. Ce qui explique entre autres le décrochage d’une partie de la population des rassemblements et des discours classiques. Avec l’habitude des réseaux sociaux, beaucoup de personnes peinent à se concentrer plus de trois minutes sur un sujet. L’une des manières d’attirer plus de monde est de remettre la musique au centre, par l’organisation de concerts notamment et par la participation de musiciennes et de musiciens engagés aux manifestations, comme cela se fait depuis longtemps à Cologne. Les cortèges immenses à Gênes et à Rome cet automne, démarrés par les ouvriers des ports qui ont refusé de faire partir des cargaisons d’armes pour Israël, ont été accompagnés par des groupes de tambours qui ont rythmé les mouvements de la foule. 

L’art n’est-il pas en soi politique?

Pas toujours. Mais dans toute l’histoire de l’art, y compris étrusque, puisque je suis en résidence à Rome en ce moment, il y a des exemples de la puissance politique de l’art. Nous travaillons justement sur des moyens d’expression subtiles mais puissants, portés par des militantes et des militants de base qui n’ont pas forcément suivi une école d’art. Ce qu’on observe toutefois, ces vingt dernières années, c’est que l’art engagé devient la norme. Beaucoup d’installations sont politiques de manière plus directe, plus lisible; l’art est davantage participatif, avec pour sujet les réfugiés, la destruction de l’environnement, la guerre, la violence contre les femmes, la liberté d’expression… On parle beaucoup de Banksy et de JR au sujet de l’art de la rue, mais leur grand-père, c’est Ernest Pignon-Ernest, un «artiviste» de la première heure.  

Plus d’informations: erc-artivism.ch 

A la rencontre du public

Si Artivism est initialement un projet de recherche financé par le Conseil européen de la recherche (ERC), il est aujourd’hui soutenu par le programme Agora du Fonds national suisse qui veut créer des lieux de débats et de partage avec le grand public. Dès lors, plusieurs projections de films, suivies de discussions, et des ateliers ont été organisés cette dernière année, à Lausanne principalement. Fin octobre, Artivism propose des ateliers lors du festival Ecotopiales. «L’objectif est de toucher un large public, souligne Monika Salzbrunn, en charge du projet. Notre politique, c’est de nous adapter au public pour partager le savoir de façon large et inclusive, le démocratiser.»  

Programme: wp.unil.ch/ecotopiales/le-carnaval-du-vivant/

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