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L’homme aux milliards de coups de marteau

Pierre Turrian dans son atelier.
© Olivier Vogelsang

Pierre Turian a contribué à faire connaître Château-d’Œx loin à la ronde, ses créations étant vendues bien au-delà des frontières.

A 72 ans Pierre Turrian, seul chaudronnier sur cuivre de Suisse romande, poursuit son activité. A son rythme, mais toujours avec la même passion. Rencontre dans son atelier à Château-d’Œx

Il aura fallu insister un peu pour décrocher un rendez-vous avec Pierre Turrian. Et pour cause. La rareté de son métier lui a souvent valu la visite des journalistes. «J’ai reçu dans mon atelier plus de 30 médias et participé à 25 émissions de télévision, chiffre l’homme de 72 ans, sans oublier les innombrables tours organisés pour des groupes et les demandes de particuliers.» Une célébrité chronophage qui ne lui est pas montée à la tête pour autant. Bien que connu comme le loup blanc à Château-d'Œx et loin à la ronde, l’artisan trouve surtout sa fierté dans le travail bien fait. Et la perpétuation d’une tradition aujourd’hui menacée. «Je laisse derrière moi du patrimoine. Mieux qu’un travail de comptable», sourit Pierre Turrian sous ses épaisses moustaches, petit chapeau caractéristique vissé sur la tête – «une confection de ma femme pour faire barrage à la sueur» – qui se définit comme «un animal en voie de disparition». Un animal au cuir dur et au tempérament bien trempé qui affirme, depuis qu’il exerce le métier de chaudronnier voilà 45 ans, avoir donné des milliards de coups de marteau. «De quoi le devenir», rigole le manuel, seul à exercer cette activité en Suisse romande. Une voie choisie par défaut – Pierre Turrian aurait souhaité devenir paysan, mais ses parents ne possédaient pas de domaine – qu’il ne regrette toutefois pas le moins du monde.

Manches retroussées

Dernier d’une fratrie de huit enfants, Pierre Turrian effectue en 1965 un apprentissage de ferblantier-couvreur. Son CFC en poche, il entame une maîtrise qu’il ne terminera toutefois pas. Le jeune homme d’alors s’est, dans l’intervalle, frotté à la réparation de chaudrons utilisés dans la fabrication du fromage d’alpage AOP. Et s’est exercé à en créer avec un outillage qu’il a lui-même réalisé. «Je me consacrais à cette tâche durant mes loisirs. Ça me plaisait bien. Au début, le résultat n’était pas terrible. Mais c’est en forgeant qu’on devient forgeron.» L’autodidacte affine sa pratique et finit par changer d’orientation. «Après neuf ans passés sur les toits, je suis devenu chaudronnier.» Abandonnant ses études supérieures, l’homme, bien qu’à ce moment déjà marié et papa, estime le risque mesuré. La région, entre la Gruyère, le Pays-d’Enhaut, le Saanenland et le Simmental, compte de nombreux producteurs de l’Etivaz. La demande est au rendez-vous; Château-d’Œx, «lieu d’origine de tous les Turrian depuis 1436», constitue un emplacement idéal... Et puis, surtout, Pierre Turrian est du genre à se retrousser ses manches. A travailler d’arrache-pied pour faire tourner son affaire, quitte à y consacrer ses samedis, ses vacances et ses jours fériés. A bosser soixante heures par semaine sans se plaindre. «La vie n’est pas dure. Il suffit de la prendre du bon côté», jure le pragmatique indépendant. Et du côté de l’atelier justement, les commandes abondent.

Pierre Turrian et deux chaudrons.
Pierre Turrian devant un chaudron qu’il a fabriqué. A l’arrière un autre, datant des années 1920, qu’on lui a confié pour réparation. © Olivier Vogelsang

 

Œil et bonne condition physique

A cette époque, Pierre Turrian réalise des chaudrons d’une capacité allant d’une quinzaine de litres à 900. Les plus gros ne pèsent pas moins de 150 kilos et nécessitent quinze jours de travail. Les prix varient en fonction de la taille, oscillant entre quelques centaines de francs à plusieurs milliers. Si le processus de fabrication se résume à quelques étapes, il nécessite néanmoins un réel savoir-faire. «Les qualités requises? Faire montre d’une tronche de cochon pour marteler de la sorte, sept à huit heures par jour, plaisante l’artisan avant de poursuivre, plus sérieusement: «Il faut avoir l’œil pour les proportions et l’élégance mais aussi de la logique, bénéficier d’une bonne condition physique et d’une volonté de fer.» Concrètement, en bref, l’artisan choisit d’abord la feuille de cuivre dont l’épaisseur variera en fonction de la taille du chaudron. Il forme alors un cylindre rappondu «en queue d’aigle» qu’il cuit à une température oscillant entre 750 et 800 degrés avant de le laisser refroidir. Les petits chaudrons sont soumis à la chaleur des flammes, les gros chauffés au gaz. L’opération se répète huit à neuf fois, entrecoupée d’innombrables coups de marteau donnant corps au récipient. L’atelier recèle d’ailleurs toute une gamme de maillets choisis en fonction de la progression de l’ouvrage. «J’ai eu de la chance, je n’ai jamais souffert de tendinite ni de bursite. J’ai seulement dû être opéré en 1995 des tunnels carpiens», raconte le septuagénaire à la robuste stature, poigne et bras costauds encadrant un tablier de cuir. Cet ancien lutteur et entraîneur de la discipline note encore que, dans son métier, «il faut apprendre à transpirer et à souffrir». Une activité qui présente aussi l’inconvénient d’être très bruyante et salissante. «Mais il y a un plaisir immense à créer à partir d’une simple feuille plate un produit fini», temporise l’artisan.

Des cloches aussi...

Outre la fabrication de chaudrons garantissant au fromage un goût supérieur, Pierre Turrian s’est aussi spécialisé dans la réalisation de cloches et de sonnailles qui trouvent également largement preneurs. Dans ce cas-là encore, il s’est formé seul, sur le tas. «On peut faire des centaines de sons différents en jouant avec la taille, l’épaisseur du métal, l’ouverture de la gueule de la cloche», explique le passionné tout en faisant tinter quelques-unes de ses créations suspendues dans l’atelier. Et confiant, non sans une certaine fierté, être parvenu à imiter des sonorités d’Appenzell et de bien d’autres régions encore. Autre satisfaction, voir ses pièces utilisées. «Les 80% de mes toupins pendent au cou de vaches, les autres servent à la décoration. C’est très utile pour aider le paysan à les retrouver dans la nuit, le brouillard... Et elles sont fières de les porter», affirme cet homme particulièrement attaché au folklore et aux traditions locales. «Ma collection compte 42 spécimens de différentes grandeurs. Je les fais sonner de temps à autre et les montre aux amis.» Dans la foulée, le manuel a même appris à réaliser des grelots. Et de brandir un collier garni de joyeuses sonnettes rondes...

Bricoleur jusqu’au bout des doigts, Pierre Turrian a créé encore différents objets en cuivre: hottes de cheminée pour salon, fonts baptismaux, alambics, baignoires, arrosoirs... dont il conserve les traces dans un classeur de photos. «Je les ai réalisés sur commande», explique-t-il en tournant les pages.

Pierre Turian au travail.
«Je n’ai jamais aimé l’école. J’ai tout appris seul. On m’a dit que je serais un bon à rien... J’ai pris une belle revanche sur la vie», note l’artisan. © Olivier Vogelsang

 

L’amour de la simplicité

Aujourd’hui, l’artisan a réduit son activité et se limite à la fabrication de chaudrons de 120 à 150 litres. «Je ne travaille plus que 35 heures par semaine, à la mode française. Je n’ai plus de programme.» Ce père de famille de quatre grands enfants et neuf petits-enfants partage aussi son temps avec des virées dans son chalet à L’Etivaz où il s’occupe d’une forêt et sculpte des vaches en bois, des cuillères pour la crème... «J’aime la simplicité à l’heure où l’on a tendance à être contre tout. J’ai bien gagné ma vie, je suis ni riche, ni pauvre. Et s’il fallait recommencer, j’agirais à l’identique.» De regrets, le bricoleur n’en a pas. Et reste confiant quant à la perpétuation de son activité, même s’il n’y a à ce jour personne pour assurer la relève. «Le dernier règlement relatif aux cours professionnels de chaudronnier date de 1939... Mais je me suis formé seul. D’autres pourront le faire. A voir également si on fabriquera encore du fromage d’alpage dans 25 ans. Mes chaudrons vont dans tous les cas vivre un siècle. J’en ai conçu plus de 1000 dont nombre se retrouvent à l’étranger. Tous sont signés de mon nom et du lieu de leur origine, Château-d’Œx. Une belle revanche sur la vie alors que, n’aimant pas l’école, on estimait que je serais bon à rien. Une véritable satisfaction, mais pas besoin de s’en glorifier...»