La dignité pour cadre
Photographe professionnel Matthieu Gafsou aime approfondir des thématiques. A l'image de son travail sur les toxicomanes
En finesse
Ce positionnement donne lieu à des photographies empruntes de sobriété et de réserve qui, plus qu'elles ne montrent, suggèrent. Dénuées de tout contenu moralisateur ou voyeur. Libre de stéréotypes. Des scènes représentatives des différentes facettes de son sujet, proches et distantes à la fois. Sombres, allégoriques et touchantes. Les petits formats ont été privilégiés pour reproduire les accessoires de la drogue. Et relatent, en filigrane, les rituels liés à la toxicomanie. Mystérieux. Troublants. Des objets qui, sortis du contexte de leur usage, évitent aux spectateurs de se heurter trop violemment à la charge destructrice de leur fonction... Un garrot, un mouchoir imbibé de sang, des seringues usagées... «Des natures mortes animées, à l'intérêt formel et visuel», résume Matthieu Gafsou qui braque aussi son objectif sur des «flashs». Tableaux psychédéliques d'où émerge une forme de poésie. Une part onirique fascinante. Parce que stupéfiants et poudre, cette peste blanche, génèrent aussi bien du rêve qu'ils sèment la mort. Une galerie de portraits complète l'œuvre du photographe. Des visages poignants, captés avec beaucoup de retenue et de pudeur, d'où perce toute une gamme d'émotions. «J'ai tenté de rendre à ces modèles la dignité que la société ou eux-mêmes s'enlèvent.» Il opte alors pour des images de taille moyenne, «afin de rester proche de l'échelle humaine». Marginaux, certes, mais avant tout des êtres qui ont choisi de transcender l'existence. Quand bien même les paradis se muent en enfers...
Pièges déjoués
Intitulé «Only God can judge me» (ndlr: seul Dieu peut me juger) - une phrase tatouée sur le bras d'un des toxicomanes rencontrés - l'ensemble, pour le moins réussi, donne aussi lieu à un livre. Et si la thématique était casse-gueule, Matthieu Gafsou a su éviter les pièges du sordide ou des images chocs, limitant sa démarche à «un questionnement», une invite à «un regard différent». Prenant le temps d'approfondir son sujet plus d'un an durant et pratiquant au besoin l'autocensure. Fidèle à sa vision de l'éthique et à sa définition d'une bonne image. «Celle-ci doit être une porte d'entrée visuellement intéressante, dans le beau comme dans le laid, et produire du sens. Créer un effet sur le spectateur. L'amener à s'interroger.» Cette immersion dans le monde de la drogue conduit aussi le jeune homme à se forger des convictions, confiant être favorable à la dépénalisation et à l'ouverture de locaux d'injection. «Le système répressif actuel ne fait qu'affaiblir davantage cette population et augmente ses risques de mourir.»
Sans mots...
A l'aise dans les travaux personnels de longue haleine, détenteur de plusieurs prix, Matthieu Gafsou consacre aussi son temps aux commandes. Et remplit essentiellement des mandats pour des architectes ou des industriels. Titulaire d'une licence en lettres et diplômé de la formation supérieure de l'Ecole de photographie de Vevey, l'universitaire enseigne par ailleurs à l'Ecole cantonale d'art de Lausanne (Ecal). Pour ce photographe qui a démarré en autodidacte, marié et père de deux petits enfants, vivre de sa passion relevait d'une utopie à laquelle il a néanmoins toujours cru. Sa facette «lunettes roses», même s'il se définit comme un optimiste anxieux. Un homme qui, grâce à sa bonhomie et sa gentillesse, sait s'attirer les sympathies. Mais peut aussi insupporter les gens trop sérieux. Et vice-versa... Fasciné par les paysages désertiques, «la grande paix que procure le vide», se ressourçant dans la nature et avouant céder à de nombreux péchés mignons sans pour autant les nommer, Matthieu Gafsou se refuse à une définition du bonheur. «Pas de mots possibles. Trop simple et trop compliqué à la fois.» Mais puisque, interrogé sur ses rêves, il répond espérer «que ça continue», gageons qu'il le frôle du bout des doigts. Comme peut-être l'index prêt à appuyer sur le déclencheur de l'appareil de photo...
Sonya Mermoud