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Chacun cherche sa panne

Florence répare un grille-pain: «En discutant avec les clients, je me suis rendu compte que la réparation, ça tombe sous le sens pour la plupart des gens.»
© Alexis Voelin

Florence répare un grille-pain: «En discutant avec les clients, je me suis rendu compte que la réparation, ça tombe sous le sens pour la plupart des gens.»

A Nyon, L’Ecrou propose de remettre en état plutôt que de jeter et racheter. Depuis 2018, l’activité prend de l’ampleur et l’association vient d’emménager dans un local tout neuf. Des tables rondes et des formations compléteront bientôt l’offre

«Notre nom, L’Ecrou, est un acronyme», dit Simon Lullin, en parlant fort pour couvrir le bruit d’une perceuse. Il faut s’habituer au son des outils qui ponctuent les échanges. «On aimait le mot, puis on a trouvé l’acronyme ensuite. Ecrou: étonnant centre de réparation d'objets usés.» Toutes et tous trentenaires ou presque, les membres de L’Ecrou proposent de réparer ce qui nous entoure; du jouet à la machine à café en passant par l’écran plat ou la théière. Leur message: lutter contre l’obsolescence et la surconsommation. Les tarifs restent abordables, grâce à la forme associative, et le nombre de clients ne cesse de croître.
Jusqu’ici, ils se trouvaient à Eysins. Depuis cet été, leur nouveau local, à Nyon, leur a permis de tripler la surface de travail. Les réparateurs et les réparatrices, ce matin, bricolent à leur établi, outils et ordinateur à portée de main. Couleur 3, en Bluetooth, diffuse Isabelle a les yeux bleus, des Inconnus. Une antiquité. Tout comme la machine à coudre sur laquelle est penché Martin Donzé. Près de lui, Florence Huck ouvre un moteur d’aspirateur. Simon observe un mime Marceau dans une boîte à musique grippée. Chacun cherche sa panne. Explorer le fonctionnement, détecter une anomalie, remettre en état de marche: tous ont ça dans le sang. Le plaisir du travail manuel les guide. Ils refusent que l’éco-anxiété ou la peur soit leur moteur et luttent contre ça. Au total, sept personnes (3,5 équivalents temps plein) s’occupent des réparations tous les jours. Pour les clients, la réception est ouverte le mardi après-midi et le mercredi.
«Lua, aujourd’hui, tu peux commencer à monter la cuisine et traiter les sms.» Simon s’adresse à Lua Dixon, qui vient de finir son gymnase et de rejoindre l’équipe. Dans la partie magasin destinée à recevoir les clients, elle répond, avec le logiciel de gestion qui permet d’afficher les sms, à une quinzaine de messages – des demandes de devis ou des questions générales. L’organisation est rodée. Lua met à jour le statut des objets numérotés: en attente ou réparé. On les retrouve ensuite étiquetés sur les étagères. En ce moment, 300 articles sont entreposés sur 145 mètres carrés: 210 objets à remettre en état et 90 prêts à être récupérés.

Photo Alexis VoelinTransmission de savoirs
Une nouvelle page s’est tournée pour L’Ecrou avec ce local, obtenu à la suite de l’appel à projets de la fondation qui gère le quartier socioculturel de l’Esp’Asse. En plus de la place, cet emménagement leur amène de la visibilité et la possibilité de vendre quelques objets d’occasion dans le magasin. Mais, surtout, ils vont pouvoir diversifier leur activité en organisant des ateliers de bricolage, des tables rondes, des projections de films. Le partage compte beaucoup, d’abord au sein même de l’association. Ils parlent de ruissellement des savoirs, du sentiment de puissance que leur apporte la réparation.
Florence s’occupe maintenant d’un ventilateur. Fille de couturière, elle avait des connaissances dans ce domaine, mais pour le reste, elle a tout appris ici. Son métier: réparatrice. Mais aussi: animatrice en forêt avec les enfants à Morges et enseignante de français auprès de réfugiés à Nyon. «Le travail manuel, c’est impressionnant pour beaucoup de monde, note-t-elle. Moi, je ne savais pas du tout comment était fabriquée une lampe par exemple. Martin et Simon m’ont beaucoup inspirée dans leur manière de transmettre, j’ai progressé grâce à eux. En y allant petit à petit, j’ai pris confiance. Il faut observer, se dépatouiller.» Désormais, elle peut partager ce qu’elle sait avec Lua.
Electron libre qui veille au bon déroulement général, Simon s’adresse à Martin: «Sais-tu où est le cutter à ultrasons?» Martin, en marge de L’Ecrou, a été ramoneur et cordiste. Il réalise des travaux en hauteur chez des particuliers. Tous les deux se connaissent depuis l’adolescence. Simon s’occupe maintenant des finitions d’une pièce sortie de l’imprimante 3D: il faut la raboter avec le cutter à ultrasons qui vibre en silence. Menuisier de formation, c’est lui qui a donné l’impulsion de toute cette histoire.
Tout en travaillant, il raconte qu’en 2018, il entamait sa vie professionnelle comme indépendant dans l’ingénierie du bois. Sur son temps libre, il aménageait des camping-cars et retapait des skis dans la cave d’une ferme à Eysins. Un jour, une personne lui amène un appareil à raclette défectueux. Est-ce possible de le réparer? L’engrenage était amorcé, sans préméditation. «Je savais travailler de mes mains et je me suis rendu compte que c’était pratique pour les autres. Alors j’ai créé un site internet. Et les gens se sont passé le mot.» A l’époque, il appelle la structure «Multi-réparation». Un nom beaucoup moins inventif que L’Ecrou. «On a rarement des idées brillantes quand on travaille seul.»

Photo Alexis VoelinUne âme collective
L’âme de cet endroit est bien collective. En 2021, Martin et Simon s’allient. Florence et Nikola Sanz les rejoignent, et tous les quatre créent l’association de L’Ecrou. Depuis le début, Nikola en est le président. Cette forme juridique leur permet de prendre les décisions collectivement, de bénéficier de subventions et de défendre leurs convictions. «Quelque part, notre activité devrait être considérée comme un service public au même titre qu’une déchetterie, imagine Nikola. Car le but est d’essayer de réparer avant de jeter. D’ailleurs, l’objet de notre association est de réduire le nombre de déchets qu’on produit. Nous sommes convaincus que ce genre d’initiative existera dans le futur. Ou alors, il n’y aura pas de futur.»
De profession, Nikola est psychologue auprès d’adolescents à Yverdon-les-Bains. Lui ne bricole pas. Devant son bureau, dans la future cuisine de l’atelier, il a les mains dans le cambouis des tableaux Excel: organisation, recherche de fonds, communication, etc. En coulisses, dix autres personnes aident à faire tourner les rouages de la machine. Des heures bénévoles pour pouvoir tenir des tarifs abordables. «Notre but, c’est que les gens réparent plutôt que d’acheter du neuf. Donc, il ne faut pas que nos prix les découragent, c’est aussi pour cette raison que les devis sont gratuits.» Les devis sont établis en fonction de la valeur de l’objet neuf et des heures de travail nécessaires pour le remettre en état. Les réparations permettent de couvrir les frais de fonctionnement et de payer les réparateurs et les réparatrices entre 20 et 25 francs l’heure – selon les compétences. Un salaire trop bas, mais un salaire tout de même, que l’équipe espère pouvoir augmenter à l’avenir. Depuis peu, ils proposent d’ailleurs deux tarifs: standard ou soutien, qui comprend de plus justes rémunérations.
A 14 heures, Lua ouvre le magasin. Une dame entre avec une machine à coudre achetée pour sa retraite, mais qui ne fonctionne plus. Les échanges, les liens humains, les histoires liées aux choses font partie de leur aventure. Il leur arrive souvent de revoir les mêmes clients. Car pour beaucoup, réparer reste un réflexe qui tombe sous le sens et, pour les autres, y goûter c’est sans doute l’adopter.


Plus d’infos sur: ecrou.ch

Ouverture: Mardi 14h-19h et mercredi 8h-17h.


Photos Alexis Voelin