Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Un monde où l'abondance serait partagée

L'écrivain Roger-Louis Junod est le chantre du distributisme, un rêve économique fondé sur le partage équitable des gains

«Un autre monde est possible»: la lettre de lecteur parue sous ce titre, en début janvier dans L'Evénement syndical ne pouvait pas laisser indifférent. Son auteur, Roger-Louis Junod, y faisait l'apologie du «distributisme», une théorie économique pour le moins originale développée dans les années d'entre-deux-guerres par le Français Jacques Duboin, ancien secrétaire d'Etat au Trésor. Ce dernier rêve d'un système dans lequel la monnaie serait abolie pour céder la place à un mode de production et de distribution fondé sur la répartition équitable des biens. Cette vision repose sur le fait que la société moderne a les capacités de produire des biens et des services en abondance, avec de moins en moins de main-d'œuvre, grâce à la mécanisation, l'automation et les progrès technologiques.

Utopies d'hier, réalités de demain
«Cette abondance, on en rêvait depuis les temps préhistoriques et aujourd'hui, elle est là. Nous avons de quoi couvrir largement tous les besoins de l'humanité, mais au lieu de cela, nous créons du chômage, de la misère, des inégalités», déplore Roger-Louis Junod. A 84 ans, cet écrivain neuchâtelois reste un partisan éclairé du distributisme. «Nous assistons aujourd'hui à une crise boursière et financière, à l'érosion du pouvoir d'achat, à un fossé qui se creuse entre riches et pauvres, à l'assèchement des finances publiques. Tous ces déséquilibres sont évitables. Ils sont le résultat du système capitaliste qui est contraint sans cesse de créer de nouveaux besoins pour alimenter ses profits.» Le phénomène du chômage est à cet égard révélateur. «D'un côté, il y a du chômage dont une partie est structurelle, donc incompressible. Cela signifie qu'il n'y a pas assez de travail pour tous. Et de l'autre, vous avez une surabondance de biens dont certains ne trouvent pas de preneurs solvables. C'est absurde.» La crise des subprimes aux Etats-Unis illustre bien cette impasse entre l'abondance et l'insolvabilité: des dizaines de milliers de maisons sont vides parce que leurs anciens propriétaires ne peuvent plus en payer les hypothèques.
Le distributisme reviendrait à ce que chacun dispose, sa vie durant, d'une carte de crédit illimité lui donnant un accès gratuit aux biens ordinaires. Les entreprises auraient elles aussi une telle carte pour s'approvisionner en matières premières et équipements. Plus besoin de plein-emploi, ni de profit. L'organisation de la production se baserait sur les compétences, les préférences et la répartition du travail en fonction de la pénibilité. Un monde idéal. Mais a-t-il la moindre chance de se réaliser? Ou n'est-ce qu'un beau rêve? «C'est une utopie, c'est vrai. Mais dites-moi quels sont les progrès réels qui n'ont pas d'abord été des utopies? Les congés payés, la semaine de 40 heures, l'AVS, tout était au départ jugé un peu fou, du moins irréaliste. Le syndicalisme est lui-même issu d'un grand rêve. Et la société telle que nous la vivons, avec sa folie financière, peut-on dire qu'elle soit réaliste?»

Le talent et l'engagement
Constatant «l'échec des sociétés communistes et l'impuissance de la social-démocratie face au modèle capitaliste dont elle ne fait qu'atténuer les rigueurs, Roger-Louis Junod, mise beaucoup sur les syndicats. «Ils parviennent à imposer des changements concrets dans l'amélioration des conditions de travail. Je pense notamment à cette belle réussite qu'est la retraite anticipée dans la construction.» Ancien prof de français, l'écrivain militait à la VPOD. Sa femme, Lucette Junod-Pellaton, ancienne régleuse dans l'industrie horlogère, devenue poétesse, était de la FTMH et fait aujourd'hui partie des retraités Unia.
Au départ, rien ne prédestinait Roger-Louis Junod à se pencher sur les problèmes politico-économiques. «J'étais plutôt un écrivain de la vie intérieure. Enfant, les contes et les romans m'ont toujours paru plus réels que la réalité, les personnages romanesques plus vivants que les vivants.» L'écrivain publie son premier roman en 1962. «Parcours dans un miroir» chez le prestigieux éditeur Gallimard. Puis après deux autres ouvrages, il bifurque vers le roman fondé sur des enjeux de société. «Dans le cerveau du monstre», paru en 1987, s'inspire du réquisitoire de Jean Ziegler contre les dérives des banques suisses. Le distributisme entre dans son œuvre en 1993, avec «Nouvelle donne en Arkadia», publié en 1993 à l'Age d'Homme. Ce roman dont l'histoire se déroule dans un Etat américain imaginaire raconte une révolte contre le chômage et les privations et l'instauration par un nouveau gouverneur d'un système économique dans lequel chaque citoyen dispose d'un revenu garanti gagé sur la production, indépendamment du travail fourni. «Avec ce roman, je suis en quelque sorte devenu l'écrivain officiel du distributisme.» Le talent au service d'une vision solidaire.

Pierre Noverraz