Depuis un an, la Fanfare militante de Lausanne accompagne de nombreuses manifestations de ses morceaux engagés. Rencontre lors d’une répétition.
En s’approchant de la friche de Malley, le son des trompettes rivalise avec le trafic automobile de cette fin de journée d’avril. A la croisée de Lausanne, Prilly et Renens, les notes se font plus précises. Ce sont celles de la chanson A bas l’Etat policier, l’un des nombreux morceaux engagés de la Fanfare militante de Lausanne, qui aime bien abréger son nom ainsi: la Fa-mil-le. Tout un symbole.
Quelques musiciennes et musiciens répètent déjà, alors que d’autres s’agglutinent peu à peu. Au soleil couchant, dans cet univers urbain, les cuivres et les bois s’entraînent un moment chacun, de leur côté, formant une image poétique surréaliste. L’Estaca, symbole de la résistance au franquisme, est maintenant jouée par les instruments à vent réunis et le tambour. Ecrite en 1968, cette chanson est devenue un hymne universel de libération contre les régimes autoritaires.
Ils sont une quinzaine de musiciens ce soir-là. Seuls quelques-uns manquent à l’appel. Les accolades, l’ambiance joyeuse, la chaleur humaine font écho aux textes engagés rêvant d’un autre monde. Leur cohésion et leur horizontalité les amènent à jouer de manière organique, en cercle, d’où s’élève une énergie communicative.
Une fanfare qui s’agrandit
Jeanne, tubiste à l’origine de la Fanfare, entre deux conseils aux nouveaux membres, raconte les débuts: «J’étais dans la Fanfare invisible à Paris. En arrivant à Lausanne, je souhaitais jouer le même répertoire. Avec Gyda, rencontrée à l’Université, et un fanfaron lyonnais qui s’était mis au trombone, on a joué en trio pendant une année environ. Puis Raph, mon colocataire, Marc, Aline, Coco, Bereket sont arrivés. Puis les autres… On a commencé à répéter tous les mercredis à La Demeure.» Reste que la yourte associative (lire encadré) devra quitter cette friche provisoire à la fin de l’année, obligeant la Fanfare à trouver un nouvel espace de répétition.
«Depuis que nous jouons lors de manifestations, de plus en plus de musiciennes et de musiciens nous rejoignent», se réjouissent Jeanne et ses camarades. La première sortie publique de la Fanfare a eu lieu il y a une année. Après sa participation à un petit carnaval de village, elle s’est fait remarquer en rejoignant le cortège du 1er Mai à Lausanne. S’ensuivra le lancement de la manifestation féministe la veille du 14 juin, des rencontres interfanfares dans les pays voisins, la déambulation militante du collectif artistique Tilt, etc.
Ce début d’année 2025 a été particulièrement intense, avec la présence de la Fanfare à la Journée des droits des femmes, au Carnaval antifasciste, à la fête du printemps de la ferme de Bassenges en sursis ou encore à une manifestation de soutien à la Palestine.
Les fanfaronnes et les fanfarons sont tous engagés, d’une manière ou d’une autre, dans des luttes sociales, anticapitalistes, environnementales, antisexistes, antiracistes, antifascistes… Leur résistance se veut collective mais aussi joyeuse «face à la morosité et à la violence de la société actuelle». Jeanne précise leurs trois piliers: un apprentissage de la musique avec une transmission horizontale dans un esprit d’éducation populaire; un soutien aux luttes sociales; et un répertoire de chants engagés – L’Estaca, El Pueblo unido, Bella Ciao, Désenchantée, Killing in the Name, Rasta Funk, Le chant des marais, La mauvaise graine, La semaine sanglante… – qu’ils partagent avec une quarantaine de fanfares amies de nombreux pays. «L’une des plus anciennes est italienne: Otonni a Scoppio est active à Milan depuis 40 ans…», souligne Jeanne. Le 1er Mai 2025 à Paris, quelque 350 fanfaronnes et fanfarons ont ainsi défilé tous ensemble.
Une diversité de parcours
Unis par la musique et par leur sensibilité, les membres de la Fanfare militante de Lausanne sont loin d’être homogènes. Ils ont entre 20 et 50 ans, travaillent dans le social, la santé, les arts, l’environnement… Il y a aussi un mécanicien et un électricien. Le premier, Romain, raconte avoir joué à Nantes dans une fanfare militante, et vécu à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. «Ma clarinette est en réparation, mais j’avais besoin, après une journée de travail sur le chantier de venir ici. Ça me fait du bien. On prend du bon temps, on joue, on chante.» Après un cursus ouvrier, il a étudié la musicologie. «Ici, on joue sur une friche, où courent des rats. C’est… de l’art total.» Il rit, avant d’écouter attentivement ses camarades.
Certains savent jouer d’un instrument depuis l’enfance et lire une partition, d’autres non. «Notre approche de la musique évite l’élitisme. C’est okay si on fait faux», explique Raph. «Certains apprennent oralement, et les partitions sont adaptées à chacun», ajoute Aline.
«J’ai appris à l’oreille», explique Bereket, pour qui la fanfare est devenue «une famille».
La quinzaine de musiciens se met à répéter avec assiduité. Lorsqu’un vent frais se lève, elle se réfugie dans la chaleur de la yourte. Tout naturellement, un cercle musical se reforme dans l’antre. Pendant deux heures, les notes s’envolent. Parfois, des paroles s’échangent, les plus aguerris donnent des directions, sans jamais diriger en tant que tel, sur la structure, les parties, l’intro des trompettes, l’arrivée des anches, les motifs, les mesures… le crescendo. «Ce serait bien d’arriver un peu moins bourrin. Etre un peu plus doux. Généralement, c’est toujours mieux quand on commence doucement», indique Jeanne.
La fanfare bouge, chorégraphie quelques mouvements, et chante aussi. Pour la chanson palestinienne Wein a Ramallah, Farah corrige la prononciation arabe. Puis, les voilà qui entonnent: «L’amour toujours, les fachos jamais…»; «Una mattina mi son svegliato…»; ou encore, «Toutes aux barricades, mauvaise graine en chemin, d’autres routes sont possibles, marchons vers demain…».
Il est l’heure de ranger les instruments, mais certains soufflent encore une fois dans les embouchures pour faire retentir L’Estaca… En sortant, Noé confie, le sourire aux lèvres et les yeux pétillants, avoir ressorti sa clarinette après des années de silence. «J’ai appris enfant. Mais je n’aimais pas les morceaux classiques. Et tout était si strict. Ici, j’ai redécouvert la musique. Jouer dans la Fanfare procure tellement de joie! Ça a changé ma vie…»