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Nombre d'horlogers se sentent en mal de reconnaissance

La branche horlogère traverse une crise identitaire relève dans un ouvrage l'universitaire Hervé Munz

Hervé Munz est un jeune docteur en anthropologie (science de l'homme) de l'Université de Neuchâtel. Consacrée à l'horlogerie, sa thèse de doctorat vient de paraître dans une version résumée sous le titre «La transmission en jeu. Apprendre, pratiquer, patrimonialiser l'horlogerie en Suisse». L'universitaire y relève un paradoxe: bâti sur la valorisation du patrimoine, le succès de cette industrie provoque l'abandon des techniques les plus artisanales et la perte d'un savoir-faire.

«Ce métier d'horloger que nous avons aimé et pratiqué est perdu. Il ne va pas revenir sur ses bases anciennes et nos qualités, elles, ne sont pas appréciées.» C'est sur ces mots pessimistes, prononcés par Jean, horloger d'une septantaine d'années et président d'une amicale de praticiens, que s'ouvre «La transmission en jeu». Docteur en anthropologie de l'Université de Neuchâtel, Hervé Munz vient de publier cet ouvrage, qui résume sa thèse. Durant quatre années, le chercheur a sillonné l'Arc jurassien, interrogé plus de 300 personnes et réussi à s'introduire dans ce monde très fermé qu'est l'horlogerie. Les résultats de son étude sont paradoxaux: alors que la branche horlogère met en avant sa tradition et son savoir-faire, la profession traverserait une crise identitaire. L'universitaire livre quelques explications sur ce phénomène, ainsi que sur la permanence d'inégalités de genre dans cette industrie.

 

QUESTIONS/REPONSES

Vous parlez dans votre ouvrage d'une crise identitaire dans l'horlogerie. Pour quelles raisons? Et en quoi la passation de métier pose-t-elle aujourd'hui des problèmes?
Un certain nombre d'horlogers se sentent aujourd'hui en mal de reconnaissance parce qu'ils ont le sentiment d'être survisibilisés dans une industrie du luxe qui se passe pourtant de plus en plus de leurs compétences pour fabriquer des montres mécaniques haut de gamme dotées d'une grande technicité. Le contexte actuel est en effet marqué par une valorisation médiatique du métier d'horloger sans précédent et une intensification des patrimonialisations de l'horlogerie. Mais d'un autre côté, l'horlogerie mécanique de luxe est une industrie de plus en plus automatisée et parcellisée où les horlogers ont un rôle très mince à jouer. C'est ce qui conduit certains d'entre eux à dire: «Plus il y a d'horlogerie, moins il y a d'horlogers!»
Certains horlogers considèrent que la surenchère des marques sur le patrimoine horloger est l'arbre qui cache la forêt. Les entreprises horlogères forment relativement peu d'apprentis ou soutiennent des formations initiales de plus en plus courtes; elles sont parfois favorables à l'éviction de techniques artisanales rendues obsolètes en industrie des cursus de formation initiale, elles ne rendent plus les fournitures aisément accessibles aux horlogers indépendants et réalisent les composants avec de nouveaux matériaux, tels que le silicium par exemple, qu'aucun horloger n'est capable de produire ou de réparer. Voici, pêle-mêle, quelques-unes des raisons qui conduisent les horlogers à s'inquiéter pour la transmission de leur métier.

Vous relevez que la valorisation du patrimoine contribue paradoxalement à la perte du savoir-faire...
L'industrie horlogère est sortie de la crise structurelle qu'elle avait traversée au cours des années 1970-1980, entre autres en se repositionnant progressivement dans le domaine de la montre mécanique de luxe. Le concept de patrimoine a alors été amplement mobilisé par les marques comme levier dans ce repositionnement. Le patrimoine a été ce au nom de quoi la montre mécanique est passée du statut d'objet obsolète d'un point de vue chronométrique au statut d'objet technique et précieux. Dès le début des années 1990, ce repositionnement de la branche dans le luxe au nom du patrimoine a conduit à revaloriser les métiers d'horloger, à inventer de nouveaux mécanismes à complications et à relancer les formations liées à l'horlogerie mécanique. En quelques années, le patrimoine est devenu la clé d'un important succès pour l'industrie suisse des montres mécaniques haut de gamme. Ce succès a graduellement justifié la fabrication de ces produits en très grande quantité et l'abandon d'une définition plus complète et plus artisanale du métier auquel tiennent pourtant les horlogers. Le sentiment de perte du savoir-faire que ressentent aujourd'hui les professionnels n'est certes pas nouveau. Ce qui est nouveau c'est qu'il est désormais causé par ce qui a fortement contribué à les revaloriser, trente ans plus tôt, à savoir le concept même de patrimoine.

Quelles solutions préconisez-vous?
Sans vouloir noircir le tableau, au vu des tendances actuelles et de la dimension structurelle d'un grand nombre de problèmes que je soulève dans mon livre, je ne suis pas certain qu'il y ait grand-chose à faire... Néanmoins, je pense qu'il faut inviter les différents acteurs de la branche et les pouvoirs publics à un dialogue renouvelé sur la base de deux constats: d'une part, le fait de revendiquer l'excellence horlogère en Suisse a nécessairement un coût et c'est d'abord un coût en termes de temps investi dans la formation initiale. D'autre part, la tendance actuelle à soutenir des formations raccourcies se justifie peut-être en regard des besoins de l'industrie en matière de production, mais trouve moins de justification si l'on considère l'enjeu de l'entretien et du service après-vente (SAV) des complications mécaniques vendues en très grand nombre, dans le monde entier, ces quinze dernières années. Pour un grand nombre d'entreprises, le SAV a longtemps constitué un grand impensé ou un point aveugle. Les choses changent peu à peu mais je ne suis pas certain qu'à l'heure actuelle, la branche dispose vraiment, ni en Suisse, ni à l'étranger, d'une main-d'œuvre compétente en assez grand nombre pour faire face à l'afflux de montres soignées à petites et grandes complications qui sont en train de revenir en magasin ou en atelier pour un service, une réparation ou un problème fonctionnel à résoudre. Et je ne crois pas que ce soit en privilégiant les formations écourtées qu'on sera capable de faire face à ce nouveau défi au cours des prochaines années. Il est néanmoins difficile d'être affirmatif en la matière puisque le nombre de pièces qui reviennent en SAV est un des secrets les mieux gardés par les entreprises!

On est frappé à la lecture de votre étude par la permanence d'inégalités de genre dans la branche horlogère. Les femmes occupent massivement les postes les moins qualifiés, tandis que les hommes accaparent les fonctions les plus prestigieuses et les mieux payées. Pouvez-vous nous dire un mot sur ce phénomène?
Je me suis principalement intéressé au secteur de la production et, au cours de mes enquêtes, je n'ai en effet cessé d'entendre les managers et les chargés de communication me dire qu'il y avait autant de personnes de sexe féminin à la production parce que les femmes étaient «fines», «habiles», «précises», «patientes» et qu'elles étaient «naturellement» plus enclines aux travaux minutieux, rapides et répétitifs que les hommes. Ce que de tels discours ne révèlent pas, c'est que la main-d'œuvre féminine ne se concentre pas sur n'importe quelles étapes de la production horlogère. Il s'agit souvent des tâches les plus parcellisées - les représentants de l'industrie utilisent l'euphémisme «spécialisées» -, donc les moins qualifiées et les moins bien payées. Ce n'est évidemment pas un phénomène récent. Au sein des entreprises horlogères, la justification «naturalisante» d'une telle politique économique est ancienne comme l'illustrent les travaux récents de Burki et Ebel, Garufo et Lachat.
S'il y a lieu de signaler la permanence d'un tel phénomène et de critiquer ces inégalités, ce qui m'a abord intéressé ce sont les ambiguïtés inhérentes à de telles justifications «par la nature». En effet, à l'heure actuelle, au sein de la branche, les créateurs horlogers indépendants les plus renommés et médiatisés - des hommes, en immense majorité - se trouvent aussi valorisés pour leur «génie manuel», leur finesse, leur minutie, leur dextérité ou leurs «extraordinaires compétences à l'établi». Autrement dit, un même argument est à la fois employé pour justifier la place des ouvrières les moins qualifiées et pour caractériser la position des horlogers les plus prestigieux! Il y a là une tension incroyablement intéressante! J'en ai parlé avec de nombreuses personnes du monde horloger, à chaque fois, les gens répliquaient: «C'est vrai, c'est un paradoxe, nous ne savons pas quoi vous dire de plus»...

Propos recueillis par Jérôme Béguin