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Les inégalités tuent l'économie et la démocratie

Le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz dénonce le triomphe de la cupidité

Prix Nobel d'économie, Joseph E. Stiglitz est l'une des figures emblématiques du courant de contestation du système économique actuel. Il dénonce la cupidité de la finance et appelle les Etats et les citoyens à mettre fin à cette dérive. Extraits et commentaires sur ses deux derniers livres.

«Les 99%», l'appellation de ce mouvement international de contestation du système capitaliste ultralibéralisé est tiré d'un article écrit par Joseph E. Stiglitz. Prix Nobel d'économie en 1991, cet Américain qui enseigne à l'Université de Columbia à New York est bien placé pour décrypter et dénoncer la dérive de la finance mondiale. Il la connaît de l'intérieur pour avoir été vice-président du Fonds monétaire international. Il est également l'un des rares économistes à avoir prédit la crise de 2008.

Le prix de l'inégalité
Son dernier livre, «Le prix de l'inégalité», Joseph Stiglitz l'a écrit dans le sillage du mouvement des Indignés et du courant de contestation international. L'ouvrage se fonde sur les statistiques confirmant le net creusement des inégalités dans le monde ces dernières années, et plus particulièrement aux Etats-Unis où les 1% les plus riches se sont octroyés plus de 65% de l'accroissement du revenu national brut entre 2002 et 2007. L'auteur réfute la fameuse théorie du ruissellement, consistant à prétendre que l'enrichissement de quelques-uns finit par profiter à tous. En trente ans en effet, les salaires ordinaires perçus par les 99% des actifs aux USA n'ont augmenté que de 15% alors que ceux des 1% les mieux payés progressaient de 150% et même de 300% pour un dixième d'entre eux! Les fortunes patrimoniales et les revenus du capital ont eux aussi explosé. Résultat: le 1% des Américains les plus aisés possède plus d'un tiers de la fortune du pays.
Ces inégalités, encore aggravées par une fiscalité favorable aux riches, entraînent le chômage, le démantèlement social, la précarité, la désyndicalisation, l'insécurité économique et un climat d'angoisse dans lesquels règnent les pertes de valeur et la fragilisation de la démocratie. La crise qui a débuté en 2008, et dont on paie encore la facture pour en prolonger le sursis, ne doit rien à la fatalité. Joseph Stiglitz montre que cette crise est la conséquence d'une politique inégalitaire fondée sur la primauté de la finance et de ses intérêts particuliers au détriment de l'intérêt général. Le marché ne tombe pas du ciel. Il peut et doit être réglementé et contrôlé par la politique, ce qui n'est plus le cas. «L'inégalité a un prix, elle est la cause et la conséquence de la faillite du système politique», constate Joseph Stiglitz.
Histoire d'éviter de désigner les vrais responsables de cette situation, il est commode de tout mettre sur le dos de la mondialisation. Or, l'économiste montre que ce n'est pas la mondialisation qui pose problème mais bel et bien ce qu'on en fait. «Le problème, c'est que les Etats la gèrent très mal, essentiellement au profit d'intérêts particuliers. Interconnecter les peuples, les pays et les économies autour du globe peut être tout aussi efficace pour stimuler la prospérité que pour répandre la cupidité et la misère. C'est vrai aussi de l'économie de marché; le pouvoir des marchés est énorme, mais ils n'ont pas de profit moral intrinsèque. A nous de décider comment les gérer.»
Selon l'auteur, les marchés peuvent être un moteur de progrès, de gain de productivité, mais ils «peuvent également concentrer la richesse, se défausser des coûts environnementaux sur la société, exploiter les travailleurs et tromper les consommateurs. Pour toutes ces raisons, la cause est entendue: il faut les dompter et les tempérer afin de les mettre au service de la grande majorité.» En bref, «l'Etat doit les réglementer comme il convient. Et pour qu'il le fasse, nous devons avoir une démocratie qui reflète l'intérêt général, pas les intérêts particuliers ou ceux des riches.» Il faut en finir avec «un système politique qui amplifie la voix de plus fortunés et offre d'amples possibilités de concevoir les lois et les réglementations d'une façon qui ne protège par les simples citoyens contre les agissements des riches, ou qui enrichit ces derniers encore davantage au détriment de la société».

Le mythe de l'autorégulation
Le mythe du marché autorégulateur et sans entrave, fondé sur l'équilibre de l'offre et de la demande, vole en éclats. La crise des «subprimes» a par exemple laissé des millions de maisons vides et des centaines de milliers de sans-abri. Elle a également largement aggravé le chômage: «L'incapacité du marché à créer des emplois pour tant de citoyens est le pire échec du marché, la plus grande source d'inefficacité et une cause majeure de l'inégalité.» S'agissant de la crise, Joseph Stiglitz rappelle que les banquiers ont fait des paris spéculatifs qui, sans le secours de l'Etat, les auraient mis à terre, et avec eux toute l'économie. «L'examen attentif du système prouve que ce n'était pas un accident: ils ont été incités à se comporter ainsi.» Stiglitz déplore, dans un précédent ouvrage intitulé «Le triomphe de la cupidité» et publié en 2010, que l'on n'ait pas tiré les leçons du désastre. «On aurait pu croire que la crise de 2008 mettrait fin au débat sur le fanatisme du marché, la doctrine fondamentaliste qui soutient que, si on ne lui impose aucune entrave, le libre jeu des marchés peut assurer la prospérité et la croissance économiques. On aurait pu croire que personne ne soutiendrait plus jamais que les marchés se corrigent d'eux-mêmes et que nous pourrons faire confiance au comportement intéressé de leurs acteurs pour que tout se passe bien. Mais ceux à qui le fanatisme du marché a si bien réussi interprètent la situation tout autrement. Selon certains, notre économie a eu un "accident" et les accidents, ça arrive.»
L'économiste se désole du fait que de nombreux financiers sont sortis de la tempête financière «avec des primes démesurées tandis que les victimes de la crise provoquée par leurs agissements en sont sorties chômeurs». Il note que «les banquiers sont richement rétribués alors que leur contribution à la société - et même à leur entreprise - a été négative». Quant aux sanctions? «Ceux qu'il fallait condamner n'ont souvent même pas été inculpés, et quand ils l'ont été, on les a généralement innocentés, ou du moins on ne les a pas sanctionnés.»

Un autre monde est possible
Pour sa défense, la droite néolibérale répète sur tous les tons que la redistribution équitable des richesses reviendrait à freiner les avancées économiques et, au final, à pénaliser l'ensemble de la société. «Nous pourrions avoir davantage d'égalité dit-on volontiers à droite, mais au prix prohibitif d'un ralentissement de la croissance et d'une baisse du PIB. La réalité est diamétralement opposée: nous avons un système qui œuvre nuit et jour à faire passer l'argent du bas et du milieu vers le haut de l'échelle, mais il est si inefficace que les gains des riches sont très inférieurs aux pertes des classes moyennes et des défavorisés. Nous payons très cher la démesure et l'aggravation de notre inégalité: par un ralentissement de la croissance et une baisse du PIB, mais aussi par une instabilité toujours plus forte.»
Dans les conclusions de son livre «Le triomphe de la cupidité», Joseph Stiglitz lance un avertissement: «Nous avons créé un ersatz de capitalisme aux règles floues mais aux résultats prévisibles: de futures crises, des prises de risque inacceptables aux frais de la population.» L'auteur souligne aussi et surtout que le changement est possible, pour peu qu'il soit porté par une volonté politique fondée sur l'intérêt général. «Il est possible de fonder un nouveau système économique capable de créer des emplois qui ont un sens, d'assurer un travail décent à tous ceux qui veulent travailler, et où la fracture entre les nantis et les autres se réduira au lieu de s'élargir.» Et de conclure: «Toutes ces occasions sont là. Le danger réel, aujourd'hui, est de ne pas les saisir.»


Pierre Noverraz

 

 

Une recette sans issue
Joseph Stiglitz démontre que c'est bel et bien un système et non pas de simples accidents de parcours qui ont mené à la crise. Une crise qu'il avait d'ailleurs annoncée et prévue, contrairement à la majorité des «experts» qui, au lieu de faire amende honorable après s'être lourdement trompés, continuent de nous asséner des leçons d'économie. Omniprésents dans tous les médias, ces «experts» se plaisent à incriminer le «coût du travail», le «manque de flexibilité des salariés» le «poids de la fiscalité» pour les entreprises et «l'excès de réglementation» pour les banques. Jamais ils n'évoquent le coût du capital, la facture sociale des délocalisations et des licenciements boursiers, le coût des privilèges exorbitant que s'octroient les élites managériales, même lorsque leurs résultats s'avèrent médiocres. Tout cela est présenté au mieux comme un bienfait et au pire comme un mal nécessaire alors que le salaire minimum est frappé d'hérésie. Pour sortir de la crise, les économistes formatés dans le logiciel de la pensée néolibérale préconisent une libéralisation plus poussée de l'économie, accompagnée de privatisations et d'un démantèlement progressif du tissu social, tout cela sous couvert de «réforme». C'est très exactement la recette qui a conduit à la crise. Celle que dénonce Joseph Stiglitz

PN