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Les enfants de saisonniers sortent de l’ombre

Image tirée du film Lo Stagionale.
© Lo Stagionale/Alvaro Bizzari

«Je veux rester avec mon papa!» En 1972, le réalisateur Alvaro Bizzarri dénonce le statut de saisonnier dans son film Lo stagionale.

Dans son exposition «Enfants du placard. A l’école de la clandestinité», le Musée d’histoire de La Chaux-de-Fonds donne la parole aux anciens petits clandestins. Un retour sur un passé qui n’a pas fini d’être exploré

«Enfants du placard». Cette expression marque l’histoire de la Suisse de la seconde partie du XXe siècle (1931-2002). Celle du statut de saisonnier, aboli il y a vingt ans seulement. Des immigrés italiens, espagnols, portugais, yougoslaves et d’ailleurs sont venus contribuer à la prospérité helvétique. Avant d’être des hommes et des femmes, ils étaient une main-d’œuvre corvéable à merci. Quant à leurs enfants, des clandestins! Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, jusqu’en 2002, des dizaines de milliers de jeunes, si ce n’est davantage, ont vécu cachés, le permis A interdisant le regroupement familial. Parallèlement, la lutte pour l’accès à l’école a mobilisé de nombreuses personnes et associations. C’est cette mémoire qu’évoque le Musée d’histoire de La Chaux-de-Fonds dans son exposition temporaire «Enfants du placard. A l’école de la clandestinité», du 12 juin 2022 au 19 mars 2023. L’institution donne ainsi la parole à ceux qui se sont vus imposer le silence, la discrétion, voire l’invisibilité. Ce projet est le fruit de sa collaboration avec des historiens de l’Université de Neuchâtel, sous la direction de la professeure Kristina Schulz, dont la recherche s’intitule: «Une socio-histoire des gens qui migrent: Les “enfants du placard” (1946-2002)». Entretien avec le conservateur du Musée d’histoire de La Chaux-de-Fonds et spécialiste de l’histoire des migrations, Francesco Garufo.

Exposition.
© Ville de La Chaux-de-Fonds/A. Henchoz

Quel est le propos de votre exposition?

Des expositions ont eu lieu sur le statut de saisonnier, mais, à ma connaissance, c’est la première spécifiquement axée sur l’histoire des enfants qui ont accompagné leurs parents illégalement. L’un de nos objectifs est de faire découvrir cette réalité au plus grand nombre. Et de donner la parole à celles et ceux qui en ont été privés. Leurs expériences sont diverses, multiples. Certains ont été clandestins pendant quelques semaines, d’autres pendant des années. Certains sont trop petits pour s’en souvenir. D’autres étaient adolescents, et en gardent des séquelles. Au sein même des fratries, les différences peuvent être grandes. De surcroît, des enfants de travailleurs au bénéfice d’un permis B vivaient aussi illégalement en Suisse, car le regroupement familial pouvait prendre du temps et être refusé lorsque le logement était jugé trop petit. Ces enfants clandestins portent en eux les conséquences d’une politique migratoire d’après-guerre basée sur le travail, la rotation de la main-d’œuvre...

Comment est structurée la visite?

Dans une première partie introductive, nous revenons sur le contexte politique, le lien entre le statut de saisonnier et la clandestinité. Un statut dont le projet politique était explicite et volontaire: les travailleurs devaient répondre aux besoins de l’économie sans s’installer durablement en Suisse.

S’ensuivent deux volets: les témoignages d’un côté et les mobilisations pour la scolarisation des enfants de l’autre. Quelques objets ont été prêtés par les témoins. Ils recouvrent une importance particulière, même si a priori ils peuvent paraître anecdotiques. Un abonnement de bus par exemple porte en lui toutes les inquiétudes liées à la sphère publique. Sur un mur, l’injonction: «Fais attention!» est lourde de sens. Si c’est une phrase que tout parent peut dire un jour ou l’autre à son enfant, elle prend une autre résonance dans un contexte de clandestinité. Rappelons qu’ils sont nombreux à avoir été expulsés. Il est difficile d’avancer un chiffre pourtant, comme pour le nombre d’enfants clandestins.

La question de l’école est également centrale…

Beaucoup d’associations, de parents et de citoyens se sont mobilisés pour que les enfants de saisonniers soient scolarisés. Passant outre les interdictions, des directions d’établissements et des enseignants les ont accueillis dans leurs classes. Des écoles clandestines, comme Mosaïque à La Chaux-de-Fonds, qui fête ses 40 ans, ont vu le jour. Neuchâtel et Genève ont connu aussi des écoles illégales. En 1990, ce sont ces deux cantons qui ont autorisé les premiers la scolarisation des enfants de saisonniers. Plus largement, derrière l’accès à l’école, la socialisation était le grand enjeu, pour sortir de l’isolement, apprendre la langue, donner accès au médecin scolaire, au dentiste, à une sortie à la patinoire…

Une exposition sur les saisonniers a eu lieu et plusieurs recherches sur «les enfants du placard» sont en cours. D’où vient cet intérêt pour ce sujet, et pourquoi maintenant?

Au début des années 2000, lorsque j’ai fait ma thèse sur l’histoire des migrations, on parlait beaucoup des politiques migratoires. Pour ma part, je voulais comprendre les mécanismes de l’embauche, du monde du travail. Depuis quelques années, on assiste à des recherches dont la focale se porte davantage sur l’aspect social et individuel, voire familiale, sur les zones d’ombre pauvres en sources écrites, en archives et pourtant très importantes pour repenser la mémoire des migrations. Si on a retrouvé par exemple dans les documents de Denyse Reymond, fondatrice de l’Ecole Mosaïque, des frais de rapatriement pour un enfant expulsé, les archives retraçant la vie intime et familiale des immigrés sont rares. Cette partie de l’histoire reste donc méconnue.

Cette exposition est une étape, dites-vous. Dans quel sens?

A la fin de la visite, un espace permet de témoigner oralement. Le musée se veut ainsi un lieu de partage, mais aussi une interface entre les chercheurs et le grand public. Depuis juin et jusqu’à mars de l’année prochaine, l’exposition va donc évoluer. Parallèlement les recherches continuent, à Neuchâtel, mais aussi à Genève ou à Berne. «Les enfants du placard» représentent un sujet historique, car il met en évidence la politique des Trente glorieuses qui n’ont pas été que dorées. Derrière la success story se cachent ceux qui en ont fait les frais. C’est aussi un enjeu de mémoire, dans lequel s’inscrit notamment la démarche de l’association Tesoro à Zurich. Cette dernière demande une réparation symbolique et des excuses pour les traumatismes subis par les saisonniers.

J’espère que l’exposition puisse amener d’autres personnes à témoigner, à sortir du silence, et de la honte souvent décrite par ceux qui ont vécu la clandestinité. Pour tous les témoins, c’est difficile de parler de cette période. Ils ont intégré un certain sentiment d’infériorité. Ils devaient se cacher, être silencieux. La clandestinité ne porte pas à la valorisation. Vivre caché, c’est ne pas avoir le droit d’exister.

La question de la clandestinité des enfants est toujours tristement d’actualité…

Le sujet historique doit aussi avoir une pertinence dans le présent, avoir du sens, amener des éléments de réflexion actuelle. La question des enfants sans papiers en est une, comme l’interdiction de regroupement familial qui divise tant de familles.


Pour plus d’informations sur le programme des visites, des ateliers et des rencontres, voir sur: mhcdf.ch

A noter, entre autres activités, la soirée d’échanges, le 6 octobre, avec d’anciens enfants clandestins, dont le journaliste Massimo Lorenzi.

Exposition
Une exposition pour ouvrir les portes des placards, et libérer la parole des enfants clandestins devenus adultes, ici, en Suisse. © Ville de La Chaux-de-Fonds/A. Henchoz

 

Paroles des «enfants du placard»

(tirées de l’exposition)

Liliana: «C'est un contraste très grand, je pense, entre ce que mes parents ressentaient et ce que moi je ressentais. Je me souviens, mes parents insistaient énormément: “Tu ne parles à personne! Tu ne parles jamais à personne! Tu ne parles pas aux inconnus, tu rentres à la maison, tu rentres à la maison direct!” J'ai mis vingt ans à déchiffrer, en fait, le pourquoi de cette insistance.»

Raphael: «Personnellement, dès le premier jour, on savait qu'on n’avait pas le droit d'être en Suisse. Mon père me l'avait dit depuis le départ: “On y va, mais on n’a pas le droit d'y être.” (…) Pour pouvoir se doucher, il fallait qu'on se déplace aux bains publics, qui étaient à l'époque à l'avenue Léopold-Robert 13. Et chaque fois qu'on y allait, on avait la peur au ventre, parce qu'on n’était pas déclarés officiellement.»


«Enfants du placard», l’histoire d’une expression

Comme le mentionne l’exposition, l’origine de l’expression «enfants du placard» est floue. Ses sources seraient surtout filmographiques, puisque dans Pane e cioccolata (1974) de Franco Brusati, le personnage principal souligne que «dans les armoires des saisonniers, il y a plus d’enfants que de chemises». Puis, en 1977, le cinéaste français Benoît Jacquot réalise Les enfants du placard.