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L’art pour visibiliser les femmes autrement

Un buste sur un piédestal face à une femme nue.
© Thierry Porchet

Face-à-face à Ouchy: le comte grec Ioannis Kapodistrias, bourgeois d’honneur de Lausanne, face à la Baigneuse agenouillée… 

Des citoyennes veulent redonner une place aux femmes dans l’espace public lausannois. Ce projet participatif est coordonné par l’association des Nouveaux commanditaires. Rencontre

Les statues érigées tout au long du XXe siècle sont le reflet d’un sexisme choquant. Or, on ne les remarque plus, preuve d’une certaine cécité face à l’art dans l’espace public? Ou de normes patriarcales intégrées, malgré nous? Pourtant, dès qu’on ouvre les yeux, la différence de traitement est flagrante. Les femmes sont nues, anonymes, couchées, lascives, à portée de main. Les hommes sont eux, reconnus, célèbres, habillés de costumes et positionnés sur des piédestaux. Face à ce constat, généralisé dans le monde occidental, de nombreuses villes reconfigurent la place dédiée aux figures féminines. De nouveaux noms de rue faisant honneur à des femmes emblématiques apparaissent, des sculptures et des fresques rendent hommage à celles qui ont été trop longtemps invisibilisées.

A Lausanne, un projet est né d’une interpellation de la gauche au Conseil municipal: comment rendre visibles les femmes dans l’espace public? Pour répondre à cette épineuse question, l’association des Nouveaux commanditaires (voir ci-dessous) a été mandatée par le Service de la culture, en collaboration avec la déléguée à l’Egalité et à la Diversité, le Service de la mobilité et de l’aménagement des espaces publics ainsi que le Service d’architecture. Sa mission: faire émerger une œuvre artistique, dans un lieu encore à définir, d’un groupe d’habitantes et d’habitants de Lausanne. Depuis la première soirée publique du projet en juin 2022, plusieurs rencontres ont eu lieu pour définir ses grandes lignes.

Processus démocratique

Jeudi dernier, le 2 mars, elles sont une dizaine de femmes à se retrouver au Café du Loup à Lausanne pour préciser le cahier des charges qui servira ensuite de canevas pour l’artiste qui sera par la suite choisi. Avant leur arrivée, Charlotte Laubard, cofondatrice et médiatrice de l’association suisse des Nouveaux commanditaires, souligne la diversité des âges et des appartenances, et une certaine homogénéité des parcours professionnels, puisque la majorité travaille dans la culture, la communication, l’enseignement ou dans la petite enfance. Un seul homme, mécanicien de profession, a participé aux premiers ateliers, avant de laisser son épouse venir seule aux réunions, pendant qu’il s’occupe de leurs enfants... «Une participante a aussi quitté le groupe, car la prise de décision en collectif ne lui convenait pas, explique Charlotte Laubard. La plupart ne sont pas des militantes des collectifs féministes, ni des spécialistes du monde de l’art. Elles sont toutes mues par l’envie de s’engager. Ce qui est ressorti jusqu’à présent, c’est le besoin d’une œuvre avec une forte présence. Pour ce soir, j’ai réuni les idées par thème, ce qui ne va pas sans contradictions.» Après de chaleureuses salutations, la discussion s’engage, animée et riche en interrogations: Faut-il proposer un sujet féminin ou dépasser les concepts de genre? «C’est quoi un sujet féminin? Une vulve en béton est-ce un objet féminin? Un geste féminin doit-il être discret et délicat?» questionne Céline. «L’œuvre doit représenter la femme, mais au-delà des clichés», suggère Agata. La médiatrice propose de lister les clichés. Les mots émergent pêle-mêle: douceur, fragilité, discrétion, spiritualité essentialiste, le travail du care, les couleurs pastel, matériaux en tissu…

Prendre sa place

Tout au long de la soirée, les échanges sont entrecoupés de rires, de silences, de rares soupirs, de révolte. La confiance est patente entre ces femmes qui apprennent au fil du temps à se connaître tout en définissant plus précisément leurs attentes. «On veut construire un autre regard, faire qu’il soit impossible de venir à Lausanne sans voir cette œuvre!» lance Mathilde. De la question de rendre hommage, ou pas, émergent d’autres interrogations à plusieurs voix: «Nous souffrons encore d’invisibilisation. Est-ce encore à nous de porter le devoir de mémoire? Ne devrait-on pas honorer nos projets inaboutis, nos sacrifices, nos aspirations?» Stella précise: «La notion de sacrifice me dérange un peu, même si c’est une réalité…» Le travail reproductif nécessaire au travail productif est soulevé, la notion de rituel et de célébration aussi, du débat qui crée du lien, de l’éphémère et du permanent, du patrimoine dont on ne veut plus… A la question de rhabiller les statues de femmes, les risques qu’on leur fasse le procès de vouloir encadrer le corps des femmes ou que cela devienne une performance juste amusante sont soulevés.

«Dans tous les cas, il n’y a pas de raison qu’on fasse les choses à moitié!» assène Agata.

«C’est fou de faire un projet pareil, alors qu’on part de si loin. Mais peut-être qu’on n’aimera pas l’œuvre», avance Mathilde. Face à l’étonnement de sa voisine, assurément beaucoup plus optimiste, elle ajoute: «Je suis pessimiste de nature.»

Depuis neuf mois, la définition du projet avance. «On progresse dans la manière de retranscrire notre féminisme à travers l’art», exprime Jeanne. «Rien que de parler de ce projet, c’est déjà subversif», se réjouit Céline. Charlotte Laubard résume un sentiment commun: «On ne regarde plus l’espace public de la même manière. Et on n’en peut plus de voir ces sculptures de femmes-objets…» En guise de conclusion, la médiatrice souligne: «On a bien avancé. Laissons reposer jusqu’à la prochaine rencontre.»

Les Nouveaux commanditaires: un processus démocratique

L’association des Nouveaux commanditaires est née en France dans les années 1990, grâce à l’artiste et photographe François Hers. Celui-ci a voulu démocratiser l’art en invitant le peuple à devenir force de proposition. Depuis, plus de 400 projets ont vu le jour dans l’Hexagone, en Allemagne et plusieurs autres pays européens. En 2014, une association suisse a été créée. Des projets très diversifiés sont en cours, basés sur un même protocole qui vise à répondre à une demande sociale ou politique. L’art est ainsi appréhendé comme une ressource, un pas de côté qui permet d’ouvrir de nouvelles perspectives. «Dans chaque projet, je suis toujours très impressionnée par l’ouverture des gens à l’art, explique Charlotte Laubard, cofondatrice et médiatrice de l’association suisse des Nouveaux commanditaires. La démarche des artistes entre en écho avec le cahier des charges sans l’illustrer à la lettre, offrant un saut créatif.»

A chaque fois, le processus nécessite une lenteur, en tant que telle subversive. «Le protocole participatif pour qu’il soit véritablement démocratique, et devienne facteur de transformation personnelle et sociale, demande du temps. Dans ce sens, il y a souvent une incompréhension de ces dynamiques par les autorités politiques à l’initiative de certains projets, sans jamais en être les commanditaires directs», explique Charlotte Laubard. C’est donc une démarche inverse aux commandes publiques, les Kunst und Bau (le pourcentage artistique prévu lors d’une nouvelle construction ou d’une rénovation) qui partent d’un concours et d’une décision qui vient du haut. «Dans le cadre des Nouveaux commanditaires, ce sont les citoyennes et les citoyens qui décident du projet, dialoguent avec les artistes que je leur propose, puis recherchent avec moi les financements manquants», explique celle qui est aussi professeure et responsable du Département des arts visuels à la HEAD. Ses mandats au sein de l’association sont soutenus financièrement par la Fondation Mercator qui œuvre à promouvoir des projets démocratiques, et assure ainsi l’indépendance de la médiatrice face aux divers acteurs.

Pour plus d’informations, aller sur: nc-na.ch


De Nyon à Bâle, les projets se multiplient

Le premier projet des Nouveaux commanditaires est né à Nyon en 2021: une sculpture monumentale conçue par les frères Chapuisat dans le parc du Buis, sous mandat de l’Unité d’accueil pour écoliers, de parents et de voisins du parc qui désiraient un espace de rencontres multi-usages et multi-générationnelles. Récemment, une œuvre photographique d’Emmanuelle Lainé a été vernie dans l’EMS du Nouveau Prieuré de Chêne-Bougeries, à la suite de la demande de membres du personnel et de résidents que le mur blanc d’un puits de lumière gênait. A Fribourg, une œuvre de Lili Reynaud Dewar verra le jour cet été dans le parc du collège Sainte-Croix après le souhait d’élèves et d’enseignants d’interroger la figure du canard omniprésente dans l’établissement, mais dont le symbole a disparu à la suite d’une rénovation des lieux. A Genève, un portail d’entrée pour les Bains des Pâquis est actuellement à la recherche de fonds après l’acceptation par des usagères et des usagers du lieu du projet artistique de Gilles Furtwängler qui a su répondre à une question paradoxale: «Comment un portail destiné à la fermeture (pour des questions de sécurité, ndlr) peut-il symboliser les valeurs d'ouverture et la convivialité si chères au lieu?»

Des membres d’une association bolivienne ont aussi fait appel aux Nouveaux commanditaires pour trouver une réponse au hiatus culturel entre la première et la deuxième génération. Le tournage d’un film, qui attend son financement, a été proposé par Simone Bertuzzi et Simone Trabucchi. Enfin, dernier projet lancé: les usagères et les usagers du Kasernenareal à Bâle ont approché l’association dans le cadre d’un réaménagement.

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