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L’amiante et ses morts: un procès et pas encore de coupables

Un médecin examine des radiographies.
DR

Il existe une «phase préliminaire» d'une durée moyenne de dix ans au cours de laquelle le cancer est présent mais n'est pas reconnu.

A la Cour d’appel de Turin, les experts scientifiques doivent établir s’il existe une responsabilité pénale de Stephan Schmidheiny, à la tête d'Eternit Italie entre 1976 et 1986, concernant les victimes de l'amiante de l'usine de Casale Monferrato. Verdict en avril.

A Turin, où se déroule le procès en appel du milliardaire suisse Stephan Schmidheiny, les experts prennent le relais. Le décès des 392 personnes tuées par l'amiante de l'entreprise Eternit de Casale Monferrato est-il dû au comportement de l'accusé, qui a contrôlé Eternit Italia entre 1976 et 1986? Et ces décès sont-ils vraiment dus au mésothéliome, le cancer typique provoqué par les poussières d'amiante, qui affecte la plèvre? En plus d'évaluer l'élément subjectif de la culpabilité (à quel point Schmidheiny était-il conscient de la dangerosité de l'amiante? Avec quel degré d'intentionnalité a-t-il agi?), la Cour est appelée à répondre également à ces deux questions centrales. Pour ce faire, elle a jugé nécessaire d'interrompre la discussion entre les parties afin d'approfondir certains aspects médico-scientifiques avec les experts techniques de l'accusation et de la défense, protagonistes des dernières audiences du procès qui devrait se terminer et aboutir à un verdict le 17 avril prochain. 

Un verdict qui devra établir si Stephan Schmidheiny est innocent et doit donc être acquitté (comme le soutiennent ses avocats) ou s'il est coupable d'homicide involontaire, comme l'a établi le verdict de juin 2023 de la Cour d'assises de Novara (qui l'a condamné à 12 ans de prison), ou d'homicide volontaire et doit être condamné à la prison à perpétuité, comme insiste l'accusation publique. 

Vérification rigoureuse exigée

Il est incontestable que ces 392 personnes de Casale Monferrato (et après elles beaucoup d'autres) sont mortes d'un mésothéliome et à cause de l'amiante dispersé dans les environnements de vie et de travail par l'activité industrielle d'Eternit. Mais la justice pénale exige une vérification rigoureuse des faits et des responsabilités individuelles, en l'occurrence de Stephan Schmidheiny. L'un des éléments centraux est le «lien de causalité» entre le comportement de l'accusé et le décès de ces 392 personnes (entre anciens ouvriers et simples citoyens). «Il doit être prouvé avec une certitude procédurale que chaque décès est la conséquence des actions de Schmidheiny», a déclaré l'avocat Me Guido Carlo Alleva lors de la plaidoirie de la défense.

L'une des questions à clarifier est de savoir si Schmidheiny peut également être tenu responsable des décès de travailleurs et de citoyens qui avaient, par exemple, été exposés à l'amiante avant même sa gestion ou non. Pour illustrer la question, on peut se demander si deux personnes A et B administrent successivement du poison à C qui meurt ensuite, cela signifie-t-il que B est innocent parce que la victime avait déjà reçu une première dose? Et donc, dans notre cas: la première exposition est-elle seule pertinente pour l'apparition du mésothéliome ou toutes les expositions ultérieures le sont-elles également? C'est précisément cette question qui a servi de fil conducteur lors de l'audience du 17 février dernier, au cours de laquelle le conseiller technique de l'accusation et celui de la défense, partisans de deux théories scientifiques opposées, se sont affrontés. 

«Plus on respire, plus on meurt vite»

C'est d'abord à Corrado Magnani, professeur de statistique médicale et épidémiologiste de renommée internationale, qu'il a été demandé d'expliquer la théorie sur la cancérogenèse du mésothéliome la plus reconnue dans le monde scientifique: la théorie dite «multistade», selon laquelle toutes les périodes d'exposition à l'amiante ont un impact. «Plus on respire d'amiante, plus le risque de développer un mésothéliome augmente et plus tôt on meurt», a expliqué le scientifique turinois, en répondant, chiffres à l'appui, aux questions de la présidente de la Cour, Cristina Domaneschi. Ces chiffres s'appuient par exemple sur une étude épidémiologique innovante (dont Magnani est coauteur) publiée en 2022, menée auprès d'environ 50000 travailleurs de 43 entreprises italiennes utilisant de l'amiante (dont Eternit). «En Italie, 1400 cas de mésothéliome sont enregistrés chaque année. S'il n'y avait pas eu d'amiante, il y en aurait eu 60», a ajouté Magnani, citant également une étude publiée en 2024, qui permet de se faire une idée du phénomène d'anticipation.

Le mésothéliome est également un type de néoplasie avec une latence très longue, d'une durée médiane de 48 ans entre l'exposition et le diagnostic, après quoi il progresse très rapidement: «La probabilité de survie un an après le diagnostic est de 45% pour les cas diagnostiqués en 2020-2021 (contre 35% pour ceux de 1994)», a expliqué Magnani. Mais quand le cancer commence-t-il à se développer? Selon les scientifiques les plus accrédités, il existe une «phase préliminaire» d'une durée moyenne de dix ans au cours de laquelle le mésothéliome est présent mais n'est pas reconnu, parce qu'aucun examen n'est effectué ou parce qu'il n'existe pas d'examens adéquats.

Selon une théorie scientifique minoritaire, adoptée par la défense de Schmidheiny, cette phase dure en réalité beaucoup plus longtemps. La maladie commence à se développer dans un délai très court après le début de l'exposition: une fois que, par un phénomène génétique soudain, la première cellule de l'organisme tombe malade, la tumeur, bien que non visible, est irrémédiablement formée et sans possibilité de retour. Ce qui signifie que toute exposition ultérieure à l'amiante est «sans importance». Appliquée au cas des 392 morts de l'Eternit de Casale Monferrato, cette théorie exigerait de déterminer pour chacun d'entre eux le moment précis où l'exposition prend fin afin de comprendre si elle se situe dans la décennie où le milliardaire suisse contrôlait l'usine et peut donc être appelé à en répondre, affirment ses avocats. Et comme il n'est pas possible de le déterminer, il n'est pas possible de prouver «au-delà de tout doute raisonnable» le lien de causalité. Et donc Schmidheiny doit être acquitté, c'est la conclusion de la défense.

La question des diagnostics

Il appartiendra à la Cour, lors du prononcé du jugement, d'évaluer les thèses des avocats de l'accusation et de la défense. Et la question du lien de causalité n'est pas la seule à avoir des implications technico-scientifiques d'une importance capitale. Comme dans l'acte d'accusation, «le décès est attribué au mésothéliome, il y a aussi le problème des diagnostics», a rappelé l'avocat Alleva, lors de sa plaidoirie. «Sans vouloir faire un procès aux médecins qui ont exercé au mieux leur profession avec les connaissances de l'époque, nous devons aujourd'hui être certains que le mésothéliome est à l'origine de ces décès», une maladie «qui a tendance à être confondue avec d'autres tumeurs», a-t-il soutenu. Et pour avoir une certitude diagnostique absolue, «il faut utiliser les outils dont nous disposons aujourd'hui». Par conséquent, selon la défense, les diagnostics posés à l'époque par les médecins ne pouvaient pas être considérés comme certains. Des diagnostics «qui étaient le fruit d'une approche multidisciplinaire minutieuse, considérés comme très valables pour soigner une personne, sont aujourd'hui remis en question au tribunal», réplique l'avocat de la partie civile, Me Giacomo Mattalia. 

«Mais de quoi sont morts nos proches?» se demandent les familles des victimes qui, malheureusement, ne peuvent douter de la certitude de ces diagnostics de mésothéliome, ayant vécu personnellement le parcours tragique que cette terrible maladie implique. Mais c'est la Cour d'appel qui déterminera si c'est la vérité, y compris sur le plan judiciaire.

Les autres thèmes

Outre le procès en appel de Turin pour les morts de Casale Monferrato, deux volets de ce qu'on appelle l'Eternit bis restent encore ouverts. L'un concerne la mort par asbestose d'un ouvrier de l'usine de Cavagnolo (Turin) pour laquelle Schmidheiny a été condamné pour homicide involontaire à 1 an et 8 mois de prison en première et en deuxième instances. Le jugement a déjà été rendu une première fois par la Cour de cassation, mais celle-ci a ordonné la réouverture du procès en appel en demandant des motivations plus précises sur la question du lien de causalité. Le procès s'est terminé par la confirmation de l'accusation et de la condamnation, sur lesquelles la Cour suprême de cassation se prononcera de nouveau le 21 mars prochain.

Il en va de même pour le volet de Naples, où le milliardaire suisse a été condamné en première et deuxième instances à 3 ans et demi de prison pour un cas de décès par mésothéliome. Dans ce cas également, le 19 février dernier, la Cour de cassation a annulé la décision des juges napolitains et ordonné la réouverture du procès en appel.

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