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La terrible épopée d'enfants espagnols fuyant le franquisme filmée dans le Jura

L'histoire oubliée de ces 3000 enfants déplacés en Russie refait surface avec Ispansi, un film tourné par Carlos Iglesias

L'Arc jurassien vit un hiver placé sous le signe du cinéma. La région a été choisie par le cinéaste madrilène Carlos Iglesias pour représenter la Russie centrale. Son film «Ispansi» relate l'histoire oubliée de 3000 enfants espagnols de familles républicaines qui avaient été envoyés en Union soviétique pour échapper aux affres de la guerre civile en Espagne. Des enfants bientôt rattrapés par la Seconde Guerre mondiale et les exactions nazies.

Lundi 25 janvier, 10 heures le matin. Nous approchons des Rouges-Terres, un hameau des Franches-Montagnes à l'écart des grands axes. Quelques fermes isolées, des sapins givrés, un chemin gelé, des nappes de brouillard égarées et un silence figé. Le décor fait penser au grand Nord, ou encore à la Russie centrale. Et justement, Carlos Iglesias y a pensé. Le réalisateur madrilène est là, dans le bâtiment de la colonie des Rouges-Terres, avec une impressionnante équipe composée d'une septantaine de techniciens, maquilleuses, habilleuses, électriciens, cameramen, script-girl. Devant la maison campagnarde, une dizaine de camions immatriculés en Espagne sont parqués entre les andains de neige. Embarquant le matériel technique, la logistique, les costumes d'époque, les alimentations électriques, ils sillonnent depuis septembre dernier l'Arc jurassien et plus particulièrement les Franches-Montagnes. «Vous voyez, il y a même un poids-lourd-cuisine qui est réputé comme l'un des meilleurs traiteurs d'Espagne», précise Alain Petre, porte-parole du réalisateur. «Cela peut vous paraître un détail mais il est important de se réjouir de bons petits plats quand on a passé une journée au froid, à répéter inlassablement la même scène.»

Un exil infini
Inlassablement? Le propos se vérifie à quelques centaines de mètres de là, dans une petite clairière ouverte dans la forêt alentour où une vingtaine de figurants dûment maquillés incarnent des résistants confrontés à des soldats au service de l'Allemagne nazie. Au milieu d'eux, enjambant les câbles et les rails du travelling, le réalisateur Carlos Iglesias donne ses instructions. «Voilà comment tu le bouscules puis comment tu t'écroules. Vous, les soldats, vous devez montrer votre peur, sans surjouer, en reculant doucement! Et dites-moi, ce ceinturon est un peu de travers!» Les habilleuses rectifient et une maquilleuse s'attache à salir méticuleusement la tunique d'un résistant. Pour l'ensemble de son film, le réalisateur dispose de 500 figurants, tous recrutés en Suisse mais pour la plupart de souche espagnole, pour une question de réalisme. Car ce long-métrage est consacré à l'une des pages les plus sombres de l'histoire espagnole, celle de la guerre civile qui opposa entre 1936 et 1939 les républicains aux franquistes, alliés de l'Allemagne nazie.
Rappel des faits. Peu après avoir déclenché la guerre civile, en 1936, le général Franco, aidé par ses alliés allemands, bombarde Madrid, la capitale restée dans le camp républicain. Les victimes civiles sont nombreuses. Le Gouvernement de la république demande dès lors à plusieurs pays d'accueillir des enfants de moins de 14 ans, afin de les soustraire à l'horreur. Parmi les pays qui acceptèrent citons notamment la Suisse, la Belgique, le Mexique, la Grande-Bretagne, la Norvège, la Suède et l'URSS. Près de 30000 enfants quittèrent l'Espagne dont 3000 pour l'Union soviétique où ils furent pris en charge et scolarisés dans différentes localités de Russie. Mais la vie de ces enfants bascule à nouveau en 1941. Face à l'invasion du pays par les armées d'Hitler, ceux qui vivent dans les régions menacées de Moscou, Leningrad ou Kiev sont déplacés précipitamment à Stalingrad, une ville encore distante du front, mais qui deviendra à son tour la cible des nazis. Pour la troisième fois, les enfants espagnols doivent fuir pour se réfugier à Oufa, au pied de l'Oural, puis dans un village dénommé Basel. Cette bourgade fait partie de ce que les Russes appellent la «République autonome des Allemands de la Volga», une dénomination qui désigne les lieux où vivent en URSS des communautés descendant de mennonites Allemands et Suisses fuyant les persécutions et installés là à la fin du 18e siècle par la tsarine Catherine II. La rencontre de deux exils! A l'arrivée des Espagnols, ce village est désert: ses habitants ont été déportés par Staline qui les soupçonnait de vouloir pactiser avec l'occupant.

37 rescapés témoignent
Au-delà de son caractère historique, ce film qui raconte par le menu l'exil d'un de ces groupes d'enfants et de leurs accompagnateurs est avant tout une histoire humaine dans laquelle s'entrecroisent des destins individuels marqués par des appartenances sociales et politiques opposées. La lutte exemplaire de celles et ceux qui accompagnent ces enfants est un plaidoyer vivant pour le respect, le courage et la tolérance. Le regard du réalisateur est celui «d'un humaniste, d'un homme de paix et de réconciliation qui place la dignité humaine au-dessus de toute considération partisane», commente Alain Petre.
Le scénario du film s'appuie principalement sur 37 témoignages de survivants à cet exil recueillis pendant une année par le réalisateur. «Ce thème m'a intéressé depuis mes études à l'Ecole d'art dramatique de Madrid, où un professeur d'interprétation que j'ai eu la chance de connaître avait précisément été l'un de ces enfants et a laissé gravés dans ma mémoire ses souvenirs et ses nostalgies», précise Carlos Iglesias, lequel décrit l'exil de ces enfants de la guerre comme «une des plus tragiques épopées de l'histoire moderne de l'Espagne». Selon lui, «il est nécessaire et il est sain de faire connaître ces événements au grand public et le meilleur moyen d'y parvenir est sans aucun doute un long-métrage de portée internationale».
Mission bientôt accomplie. Le film, devisé à 7,5 millions de francs sortira cet automne, simultanément en Espagne et... aux Franches-Montagnes.

Pierre Noverraz



Le réalisateur était immigré en Suisse

«Ispansi» est le deuxième long-métrage de fiction de Carlos Iglesias, réalisateur madrilène qui est à la fois un acteur très connu en Espagne, pour avoir tenu pendant 30 ans des rôles majeurs au cinéma et à la télévision. Son premier film, «Un franco, 14 pesetas», tourné il y a quatre ans, en grande partie sur sol helvétique, a pour thème l'immigration espagnole en Suisse alémanique dans les années soixante. L'histoire se base sur les expériences personnelles qu'il a vécues dans sa jeunesse avec sa famille qui émigra en Suisse. Ce long-métrage lui a valu pas moins de quatre prix cinématographiques importants, décernés à Bruxelles, San Francisco et Malaga. Vu par 18 millions de spectateurs, ce film est resté à l'affiche des salles espagnoles pendant 34 semaines et dans les salles de Zurich et Berne pendant 18 semaines.
Le tournage d'«Ispansi» se poursuivra ce mois dans les Franches-Montagnes, avec notamment des scènes d'intérieur au Musée rural des Genevez. Puis la touche finale sera tournée à Séville avant la sortie prévue cet automne.

PN