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La peur a changé de camp

Opposant tunisien exilé depuis vingt ans dans nos frontières, Kaïs Fguiri analyse la situation dans son pays d'origine.

Historique... Inimaginable... Un avant et un après Tunis... La Révolution du Jasmin en Tunisie a fait et fait encore couler beaucoup d'encre. De l'immolation en décembre dernier d'un jeune homme aux contestations de la rue, en passant par la fuite du président Zine el-Abidine Ben Ali et l'instauration d'un gouvernement d'union nationale transitoire, les événements se sont succédés avec une incroyable rapidité. Le point sur la situation avec un réfugié politique tunisien, syndicaliste et défenseur des droits humains.

Hier encore, de l'avis d'un Tunisien rencontré dans sa capitale, on aurait pu critiquer tout le monde, même Dieu, mais en aucun cas le président Ben Ali. Aujourd'hui, les verrous de la peur ont sauté, libérant dans la rue la colère d'une population exaspérée par 23 ans de dictature. Depuis l'immolation par le feu, le 17 décembre dernier, de Mohamed Bouazizi, un jeune marchand ambulant, les manifestations se sont enchaînées, entraînant la fuite du président et la formation, chaotique, d'un nouveau gouvernement de transition. Kaïs Fguiri, réfugié politique en Suisse, a suivi, heure par heure ou presque, les événements...


QUESTIONS/REPONSES


Quel est votre sentiment au lendemain de la fuite de Ben Ali?
Je ressens d'abord de la joie et de la fierté et me réjouis de pouvoir retourner dans mon pays. J'ai payé un lourd tribut à la lutte, 20 ans d'exil, et suis heureux de ce dénouement. Les valeurs véhiculées par la révolution du peuple sont celles que je défends: la liberté, la démocratie, la justice sociale et le respect des droits fondamentaux. Parallèlement, le prix de mon engagement a été très élevé. J'ai en particulier une pensée pour ma mère, décédée il y a trois semaines. Je n'ai pas pu la revoir, faire mon deuil. Mon deuxième sentiment, c'est l'espoir. Pour mon pays et tous les peuples arabes soumis à l'oppression, à la dictature.

Hier encore, la peur muselait la population tunisienne. Comment expliquez-vous cette soudaine et extraordinaire «libération»?
Avant les années 90, le pays a connu des générations de personnes en lutte et formé de nombreux défenseurs des espoirs du peuple tunisien. Après, la machine répressive s'est emballée, cassant toute forme d'opposition, de révolte face à l'oppression et l'injustice. La dictature classique - visant les intellectuels, les représentants des droits humains, les opposants politiques et syndicalistes - s'est transformée en un régime mafieux, menaçant tout un chacun. Avec la complicité des services de sécurité. Et en enracinant la peur dans la population. Cette peur a atteint un pic symbolique avec l'immolation de Bouazizi. Par ce geste, ce dernier n'exprimait pas seulement son désespoir, mais celui de la jeunesse tunisienne, privée de toute perspective d'avenir. Une jeunesse confrontée à une impossible alternative: se sacrifier ou prendre la fuite... Avec ce martyr et les premières manifestations qui ont suivi, la peur s'est vaporisée. L'augmentation des prix des denrées de base a aussi lourdement pesé dans la balance. Avant, à l'époque de Bourguiba, il y avait encore une classe moyenne, colonne vertébrale de la société. Celle-ci a commencé à perdre pied dans les années nonante pour glisser elle aussi dans la pauvreté. L'ensemble de la population a perdu l'espoir de réaliser des rêves ordinaires: trouver un travail, se marier, mener une vie digne.

L'armée a joué un rôle clef dans le processus...
Elle a toujours, autant que possible, essayé d'éviter les violences envers la population et tenté de garder sa distance avec la machine policière. Elle n'était pas impliquée dans les magouilles du régime. Pour avoir refusé de donner l'ordre à ses troupes de tirer sur les manifestants, le chef de l'état-major a été limogé. L'armée est aimée et respectée par la population. Mais elle est faible, ne comptant que quelque 30000 hommes alors que les forces de police réunissent entre 100000 et 150000 personnes.

La chute de Ben Ali signifie-t-elle la fin de la dictature? La révolution ne risque-t-elle pas d'être confisquée?
Le danger existe. Si la tête est décapitée, le système n'est pas nécessairement hors jeu pour autant. Je suis inquiet et déçu par la formation du gouvernement d'union nationale transitoire qui intègre des membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti du président déchu. Il faut que la révolution se poursuive. Le RCD doit être écarté du pouvoir en tant que composant de la répression. La vigilance reste de vigueur. La volonté de la rue, ses revendications ne sauraient être trahies. La révolution ne peut en aucun cas être marchandée.

Quel visage politique doit présenter la Tunisie de demain?
Vingt années d'exil en Suisse ont concouru à mon apprentissage réel de la démocratie. Je remercie au passage le gouvernement helvétique et la population de m'avoir donné la chance de pouvoir préserver ma dignité et de me permettre de participer activement à la société. Je n'oublierai jamais non plus les propos courageux de Samuel Schmidt qui a osé, lors d'un voyage en Tunisie en 2005, critiquer ouvertement le régime bien que cautionné et protégé par la plupart des gouvernements européens. La Tunisie de demain doit partager cette vision suisse, construire un Etat de droit où tous les partis, toutes les sensibilités soient représentés, y compris les islamistes, les communistes, les démocrates, les syndicalistes... A l'exception du RCD qui, en l'état, doit disparaître. Question d'équilibre des forces. Mais ses adhérents devraient aussi pouvoir, après, fonder un nouveau parti s'ils le souhaitent.

Que répondez-vous aux Occidentaux qui craignent une islamisation de la Tunisie?
L'Occident a jusqu'à ce jour estimé que Ben Ali constituait un rempart contre l'extrémisme islamique et le terrorisme. Un jugement erroné et contre-productif. Les seuls garants en la matière sont la démocratie et la liberté. Usant de moyens illégaux, brutaux, la répression tunisienne à l'encontre de mouvances islamistes n'a eu d'autres effets que de les pousser à se radicaliser. A noter qu'Ennahda, incarnant la tendance islamiste, est un parti modéré. Il ne saurait être comparé au Front islamique du salut (FIS) d'Algérie, par exemple. Ennahda a accepté de respecter les règles de la démocratie comme un principe sacré. Il a sa légitimité dans la société tunisienne pour avoir lutté contre le régime de Ben Ali. Et payé, lui aussi, le prix fort.
J'appelle l'Occident à ne pas craindre l'éventuelle présence islamique au sein du futur gouvernement tunisien. Ses représentants doivent aussi pouvoir confronter leurs contradictions et philosophie avec une société d'une culture profondément laïque et hostile au diktat religieux. Faisons confiance au peuple, à ses choix.

Quel sort réserver à Ben Ali et à ses sbires?
Les criminels doivent être arrêtés et jugés, où qu'ils se trouvent. Ils doivent rendre des comptes à un pays qu'ils ont dévasté, payer pour les assassinats, le climat d'oppression qu'ils ont fait régner. Les pleurs des mères tunisiennes, le sang versé, ne peuvent rester impunis. Tous les pays européens doivent en outre geler les avoirs du clan Ben Ali, à l'image de la Suisse qui a su prendre une décision rapide et juste. Ces biens appartiennent aux Tunisiens.

La Révolution du Jasmin aura-t-elle un effet domino dans le monde arabe?
Elle est en tout cas vécue comme un modèle significatif pour les aspirations d'autres peuples dans cette partie du monde. Elle est la preuve que les populations peuvent prendre leur destin en main, déboulonner les régimes autoritaires qui les empêchent de libérer leurs énergies pour le développement de tous les secteurs de la vie: l'économie, l'éducation, la santé... En Egypte, en Algérie, en Syrie, au Maroc, en Jordanie, au Yémen, les régimes craignent désormais que la fièvre tunisienne gagne leurs rues et les élites de l'opposition. La peur a changé de camp. Parmi les effets bénéfiques immédiats de la Révolution du Jasmin dans les pays voisins: la baisse des prix de denrées de base en Syrie, Jordanie et Algérie et la création de commissions de travail chargées de s'attaquer au problème du chômage des jeunes...

Envisagez-vous de retourner dans votre pays?
Je ne sais pas encore. Vingt ans d'exil pèsent lourd dans la vie d'un homme. En Suisse, je bénéficie d'une place assez exceptionnelle, j'ai un rôle à jouer, une famille, mes enfants sont scolarisés. Je retournerai chez moi dès que la possibilité se présentera et analyserai alors la situation. Mon père, mes frères et sœurs me poussent à rentrer. Il y a des vides politiques à combler... On verra. Une seule certitude, cette révolution est aussi un peu ma victoire. Les opposants ont été le charbon initial à l'embrasement de la résistance...


Propos recueillis par Sonya Mermoud



Bio express
Opposant tunisien jugé par contumace à 11 ans de prison dans son pays, syndicaliste et défenseur des droits humains, Kaïs Fguiri a obtenu le statut de réfugié politique dans nos frontières en 1996. Il est alors employé par la Croix-Rouge valaisanne avant d'être engagé, en 1999, par l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés, comme coordinateur et formateur sur le dossier de l'exil. Un travail qu'il exerce toujours. Kaïs Fguiri est par ailleurs membre de la Commission fédérale pour les questions de migration.
Marié à une Portugaise chrétienne et père de deux enfants, ce musulman de 42 ans travaille à Lausanne et vit à Sion.


SM



Révolution éclair, quelques dates clefs

Le 17 décembre, Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant, s'immole par le feu à Sidi Bouzid, une ville au centre de la Tunisie. Par son acte, il entend protester contre la confiscation de sa marchandise par la police. S'ensuivent plusieurs manifestations contre le chômage et la vie chère qui, en dépit d'une sévère répression policière, s'étendent à d'autres villes du pays.
Le 28 décembre le président intervient à la télévision et dénonce «une instrumentalisation politique».
Entre les 3 et 10 janvier, la colère de la rue continue à enfler dans plusieurs régions du pays et gagne, le 11 janvier, Tunis et sa banlieue. Les manifestations sont dissoutes à coups de matraques, gaz lacrymogènes et tirs.
Le 12 janvier, Ben Ali limoge le ministre de l'intérieur et s'engage à ouvrir une enquête sur la corruption. Le lendemain, il affirme qu'il ne briguera pas de nouveau mandat en 2014, promet la liberté d'information et une baisse des prix. Pas de quoi calmer les manifestants qui réclament son départ.
Dans la nuit du 14 janvier, Ben Ali fuit la Tunisie pour se réfugier en Arabie saoudite.
Le 17 janvier, un gouvernement d'union nationale transitoire est composé, intégrant à des postes clefs des anciens membres du RDC, le parti du président déchu, et des chefs de l'opposition.
Le 18 janvier, plusieurs membres de la nouvelle formation, dont des syndicalistes de l'UGTT, démissionnent, estimant que le cabinet ne reflète pas la volonté du peuple... A l'heure où nous mettions sous presse (lundi), grèves et manifestations se poursuivaient.
Selon la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme, une centaine de personnes ont déjà perdu la vie dans les émeutes.