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Dans le Chablais vaudois, où le lombric est roi

lombriculteur
© Thierry Porchet

Michaël Ottenwaelter a repris l’activité de lombriculture de la famille Gerber près d’Ollon.

Michaël Ottenwaelter perpétue l’activité de lombriculteur, lancée sur ces terres par Agnès et Sylvain Gerber, et produit un humus aux qualités renversantes.

C’est un repère qu’on aperçoit de loin. A quelques encâblures d’Ollon et de Bex, au cœur même du Chablais vaudois, deux majestueux peupliers, uniques exemplaires loin à la ronde, disent au visiteur qu’il est temps de quitter la route principale pour se glisser sur un chemin de campagne menant à une exploitation agricole pas comme les autres. C’est là, dans cette portion de plaine enserrée par les flancs de montagnes, que s’écrit depuis une poignée de décennies une histoire étonnante. Celle qui a transformé cette terre consacrée autrefois à la production de fraises – une des plus importantes en Suisse – en épicentre national de la lombriculture. Ici, le lombric s’est défait de son statut peu ragoûtant et s’est donné des allures royales. On doit cette sorte d’ascension sociale au couple formé par Agnès et Sylvain Gerber. Ceux-ci, qui ont depuis passé le flambeau à Michaël Ottenwaelter, ont décidé un jour de donner un nouveau cap à leur vie agricole en quittant la culture du fruit rouge pour se tourner vers le ver de terre.

Trois vers, trois destins
Mais attention, pas n’importe quel ver. Celui dont il est ici question se nomme Eisenia fetida et vit enfoui sous vingt à cinquante centimètres de matière en décomposition. Ses atouts? Vous lui confiez du fumier et il le transformera en humus de très grande qualité, dans un long cycle de phagocytages et de déjections successifs. Le précieux résultat s’avère très bon pour le maraîchage, pour l’horticulture et pour le jardinage. La petite bête a donc des facultés prisées. Mais il ne faudra en aucun cas la confondre avec ses deux cousins. C’est ce que s’empresse de préciser Agnès Gerber – horticultrice de formation – assise à l’ombre d’un hangar abritant les monticules d’humus. «L’espèce de ver le plus gros vit dans les couches d’argiles et de terre, et creuse des galeries verticales pouvant atteindre six mètres de profondeur. Elle est essentielle pour la circulation de l’azote, du carbone et de l’oxygène dans les couches profondes. La troisième famille de vers campe à trente centimètres du sol et aime creuser à l’horizontale. En tout cas, nous ne travaillons pas avec ces deux sortes de lombrics, qui ne peuvent être élevées.»

Mais revenons à Eisenia fetida. Les Gerber l’ont en quelque sorte adoptée, de manière définitive, en 2002. A l’époque, le milieu paysan subissait depuis plusieurs années la pression d’un marché toujours plus globalisé. «Les prix des produits baissaient pour s’aligner quasiment sur ceux pratiqués en Europe, tandis que les coûts restaient inchangés, sur les standards élevés de Suisse, se souvient Agnès Gerber. S’est ajoutée à cela une maladie des racines qui a frappé de plein fouet nos fraises, et qui ne permettait plus de poursuivre cette culture. On cherchait donc une reconversion et l’idée de la lombriculture nous est venue lors d’une rencontre avec des acteurs du secteur dans le cadre d’une foire agricole.» Le couple décide de se lancer. Il cumule les savoir-faire et génère du stock sept ans durant sans pouvoir le vendre. Mais le vent finit par tourner. Après les doutes et le scepticisme du début, l’affaire commence à bien tourner. Professionnels et simples particuliers affluent et la lombricultrice est toujours là, six jours sur sept, douze heures par jour, pour les servir. Un travail contraignant mais gratifiant. Cette histoire heureuse a failli sombrer pour toujours en 2022. Cette année-là, l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) édicte de nouvelles normes qui concernent les andains de fumier. Leurs hauteurs ainsi que la durée de leur permanence au sol sont strictement réglementées afin d’éviter que le lixiviat – liquide issu de ces monticules – ne s’infiltre dans les nappes phréatiques et les pollue. «Or, les andains consacrés à la lombriculture sont très bas et doivent rester comme tels sur la longue durée», remarque Agnès Gerber. 

Une approche pragmatique
Face aux nouvelles contraintes, le couple décide que l’année 2023 sera sa dernière avant un départ à la retraite. A moins qu’un repreneur… A cette période, une figure parmi les derniers clients marque l’esprit des Gerber: c’est Michaël Ottenwaelter, assis au côté d’Agnès lors de notre visite. «Je passais de temps en temps par ici pour acheter du lombricompost, et j’ai acquis aussi un lombricomposteur, qui est un kit individuel permettant de recycler les déchets de cuisine à l’aide des lombrics et de générer ainsi du compost chez soi. J’étais passionné par ce domaine et les Gerber étaient mes héros, les seuls à opérer de manière traditionnelle. A partir de 2021, j’ai commencé à expérimenter par moi-même la lombriculture, en diversifiant les composants qui constituaient l’habitat et la nourriture de mes lombrics et en faisant analyser en laboratoire les résultats de chaque compost.» Puis, un jour, ce fut le temps du grand saut. Alors qu’Agnès et Sylvain Gerber désespèrent de trouver un successeur, voilà que le jeune quadra fait une offre: reprendre l’affaire en pouvant cependant compter sur les outils, les infrastructures et le savoir-faire des sortants.

Par ailleurs photographe professionnel, le nouveau venu décide de planter un nouveau décor dans l’exploitation. Il réduit drastiquement la taille du terrain sur lequel placer les andains afin de rester dans la norme légale et divise par dix la production de lombricompost par année, celle-ci passant de 1000 m3 à 100 m3. Le temps de permettre un ajustement des lois sur cette pratique marginale. Et que faire des normes fédérales, qui menacent l’avenir de cette activité? Michaël Ottenwaelter les aborde avec pragmatisme, en donnant des conférences, en communiquant sur les enjeux du projet avec les instances décisionnelles du secteur. Le but étant de faire comprendre combien la lombriculture, l’élevage de bestioles bienfaisantes dans des andains de quelques dizaines de centimètres de hauteur, est éloignée des gros cumuls de fumier qu’on rencontre aux bords des champs, avec leurs possibles coulées de nitrates nocives pour les eaux souterraines. «La situation bouge, mes arguments sont progressivement compris, mais le chemin n’est pas terminé», note le lombriculteur. 

Monticules à 50° C
Pugnace et optimiste quant à l’issue de son combat personnel, l’hôte nous amène, pour conclure, faire un tour de la propriété. Dans le hangar tout proche, il nous présente de charmantes machines d’un autre temps, utiles pour le tamisage du compost. A peine plus loin sous le même toit, il nous invite à enfoncer la main dans un monticule. La température y est supérieure à 50° C, signe que les micro-organismes y travaillent encore. D’autres monticules se succèdent, dont un, formé par le substrat dans lequel les champignons de Paris ont poussé avant d’être récoltés. Il provient, lui, d’une champignonnière de la région. «Il est d’excellente qualité», nous dit-il, enthousiaste. Un ancien séchoir à tabac abritant le compost à sécher jouxte le hangar. D’autres histoires surgissent, avant de faire un détour par les andains. Michaël Ottenwaelter soulève quelques mottes et un monde se dévoile. «Il faut savoir que, dans un mètre carré de terre naturellement fertile, sur une profondeur de dix à vingt centimètres, on peut compter entre 100 et 200 vers de terre. Vu la saison chaude et sèche, ici, il y en a moins; dans cette configuration, les vers préfèrent aller plus en profondeur.» 

On quitte ce passionné bien campé dans son domaine, on laisse derrière nous les majestueux peupliers en se disant que quelque chose de vertueux se joue dans ce bout de domaine vaudois, où tout est fait par la terre et pour la terre. Et on songe aux vertus d’un être vivant qu’on considère à tort comme insignifiant, voire dégoutant. Christophe Gatineau en avait pris la défense dans un livre remarquable: Eloge du ver de terre. Notre futur dépend de son avenir. D’une tout autre manière, la famille Gerber et Michaël Ottenwaelter consolident une vision qui se veut écologique et très responsable. 

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