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«Justice pour les victimes de Bhopal!»

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© Olivier Vogelsang

Rachna Dhingra (à droite), son mari Satinath Sarangi et leur fils Aatich étaient récemment de passage en Suisse. 

L’activiste Rachna Dhingra nous explique pourquoi la pire catastrophe industrielle de l’histoire continue de tuer après quarante ans. Interview.

C’est un événement qui, sous nos latitudes, a été relégué dans les tréfonds de nos mémoires. Mais à Bhopal, au centre de l’Inde, la population en subit toujours les conséquences après quatre décennies. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, dans une usine de pesticides mal entretenue, une cuve contenant un gaz hautement toxique explose et diffuse un nuage qui se répand sur le bidonville voisin, tuant hommes, femmes, enfants et bétail. On estime qu’entre 8000 et 10000 personnes sont décédées dans les trois jours suivants. Mais cette catastrophe continue de faire des victimes parmi les centaines de milliers de personnes qui ont été exposées au gaz, et le bilan serait à ce jour de 22000 morts. Invitée par Amnesty International Suisse, Rachna Dhingra, coordinatrice de la International Campaign for Justice in Bhopal, était récemment de passage en Suisse avec son mari Satinath Sarangi, fondateur du Sambhavna Trust, qui prodigue des soins gratuits aux victimes de Bhopal. Elle nous explique pourquoi le combat pour obtenir justice est loin d’être terminé.

Rachna Dhingra, en Inde, la catastrophe de Bhopal a encore des répercussions aujourd’hui. Lesquelles?

Certaines personnes meurent encore des suites de l'exposition au gaz. Il y a un taux élevé de cancers et de maladies chroniques à Bhopal. Et puis, il y a beaucoup de problèmes chez les enfants des générations suivantes, qui souffrent de lésions multisystémiques et de malformations congénitales. Cela ne concerne pas seulement le demi-million de personnes qui ont été directement exposées au gaz, mais aussi les 120000 habitants qui vivent autour de l'usine à l’abandon, une zone où les eaux souterraines sont polluées par des métaux lourds et des pesticides. Ces polluants continuent de se propager sous terre, et ils font de nouvelles victimes chaque jour. Mais il y a aussi des conséquences socioéconomiques. Les morts et les personnes rendues incapables de travailler ont souvent laissé leurs familles sans revenus. Et de nombreux jeunes n'ont pas pu achever leur scolarité parce qu’ils ont dû commencer à travailler très tôt à cause de cela. Beaucoup de ces gens peu instruits sont aujourd’hui au chômage.

Le site n'a-t-il pas été décontaminé?

Non seulement il ne l'a pas été, mais il n'y a jamais eu de véritable analyse scientifique sur la profondeur et l'étendue de la pollution. Nous savons que cela touche un périmètre de plusieurs kilomètres autour de l’usine, mais le site est toujours dans le même état. Le groupe américain Dow Chemical (qui a racheté en 2001 l’entreprise Union Carbide, propriétaire de l’usine de Bhopal, ndlr) refuse de débarrasser les déchets toxiques qui en sont la cause. 

Selon vous, cette catastrophe n’a rien d’une fatalité.

En effet, il ne s'agissait pas d’un accident ou d'une simple négligence. C’est un crime, le résultat d’une décision délibérée, de la part du conseil d’administration d’Union Carbide, de réduire les coûts pour faire plus de profits. Ils ont ainsi économisé sur la sécurité pendant des années et arrêté le système de réfrigération des cuves contenant le gaz afin d’économiser 70 dollars par jour. En revanche, ce n’était pas le cas dans l’usine analogue qu’ils exploitaient en Virginie-Occidentale, aux Etats-Unis, laquelle était beaucoup plus sûre.

Et personne n'a jamais été condamné pour cela?

Non. A l’époque, le CEO d’Union Carbide, Warren Anderson, a été arrêté et accusé d’homicide par négligence, mais il a été libéré sous caution et en a profité pour fuir l’Inde. Par la suite, il a toujours refusé de revenir se présenter devant la justice indienne, et les Etats-Unis ont refusé de l’extrader. Il est mort libre en 2014. En 2023, nous avons réussi à faire comparaître des responsables de Dow Chemical devant la Cour de justice de Bhopal, mais pour eux, en tant que société américaine, celle-ci ne relève pas de la compétence des tribunaux indiens. De plus, ils ne s’estiment pas responsables de ce qu’il s’est passé avant le rachat d’Union Carbide. Pourtant, aux Etats-Unis, Dow Chemical a assumé les responsabilités de celle-ci en ce qui concerne l'amiante. Mais quand il s'agit de Bhopal, il y a un double standard. 

Est-ce que le fait que les victimes de la catastrophe étaient essentiellement des pauvres issus de castes inférieures explique cette impunité?

Oui, évidemment, parce que les gouvernements indiens successifs, indépendamment du parti au pouvoir, ont été totalement complices d’Union Carbide, puis de Dow Chemical. La plupart des personnes touchées étaient pour moitié des musulmans et pour moitié des hindous, dont essentiellement des membres de basses castes, considérés comme des personnes sacrifiables. 

Pourquoi le Gouvernement indien, qui, à l’origine, réclamait 3 milliards de dollars d’indemnités à la justice américaine, n’en a finalement obtenu que 470 millions?

Le gouvernement a accepté cette somme sans consulter un seul survivant et sans disposer d'informations médicales sur les effets du gaz à long terme. Il ignorait que les dommages sur la santé des victimes étaient permanents et multisystémiques, et que cela n'affecterait pas seulement les personnes directement exposées, mais aussi les générations suivantes. Par ailleurs, le gouvernement craignait de faire fuir les investisseurs étrangers s’il réclamait trop.

Cela n’a pas dû représenter beaucoup d’argent pour chaque victime…

La plupart d’entre elles n’ont reçu que 500 dollars à titre d'indemnisation. Et il a fallu entre huit et quatorze ans pour que les personnes concernées touchent cette somme, car elles devaient prouver que leurs problèmes de santé étaient dus au gaz et étaient permanents, les empêchant de travailler.

Pourquoi venir en Suisse pour parler de cette catastrophe?

Dow Chemical a des bureaux à Horgen, dans le canton de Zurich. Nous allons aller voir ces gens. Nous leur avons apporté de l’eau de Bhopal et nous voulons qu’ils la boivent et la donnent à leur famille, tout comme les habitants de Bhopal sont obligés de la boire. Et nous sommes aussi venus pour parler du fait que ce genre de catastrophe ne cessera pas, parce qu’il est très difficile de traduire en justice les multinationales responsables de tels crimes. Elles savent qu’elles peuvent s’en tirer à bon compte.

Que réclamez-vous aujourd’hui?

Nous demandons une indemnisation pour les personnes qui vivent dans la zone polluée, et un assainissement complet du site. Nous voulons également que Union Carbide révèle la composition exacte des gaz qui se sont échappés, ce qu’ils refusent de divulguer depuis quarante ans, au nom du secret de fabrication. Sans cela, nous ne pouvons pas vraiment soigner les gens, on ne peut que traiter leurs symptômes. Et surtout, nous demandons justice. On ne peut pas commettre un massacre aussi énorme et s'en tirer comme ça. 

 

Le rapport Amnesty: https://www.amnesty.ch/de/laender/asien-pazifik/indien/dok/2024/40-jahre-nach-dem-chemieunglueck-in-bhopal-warten-opfer-immer-noch-auf-gerechtigkeit/bericht_bhopal_40-years-of-injustice.pdf

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