C’est une petite musique stridente, qui surgit année après année et qui rappelle aux citoyennes et aux citoyens du pays ce qu’il en est de la justice sociale en Suisse. L’étude sur les écarts de salaires qu’Unia publie tous les douze mois – et sans faillir depuis 2005 – dresse aux yeux et aux oreilles de tous une partition saisissante. Ce document, on le scrute dans tous ses angles avec une curiosité qui vire très vite au désarroi. Sans doute parce qu’il nous offre la clé de lecture la plus significative lorsqu’il s’agit de déterminer le plus voyant des déséquilibres dans notre société: celui de la rémunération de tout un chacun. Qu’il soit au plus haut dans les organigrammes d’une entreprise ou qu’il se trouve aux pieds de la pyramide. Eh bien, les résultats de la dernière investigation ne surprendront personne. Au sein d’une même firme, la distance qui sépare les plus bas salaires de ceux des patrons poursuit sa progression, elle se dilate même à démesure, de manière rapide et inexorable. De sorte que celles et ceux qui perçoivent aujourd’hui ce qui est considéré comme le salaire annuel médian, estimé à environ 84000 francs, doivent travailler 228 ans pour atteindre la rémunération accordée en un an au CEO du géant de la pharma Novartis. Chez cette même entreprise, il faut 333 ans de travail à l’employé le moins bien payé pour atteindre la rétribution (19,2 millions de francs) perçue en une seule année par le même CEO.
Ces échelles de valeur – qu’on abrège avec de simples 1:228 et 1:333 – font froid dans le dos. Pour trois raisons, principalement. Tout d’abord parce qu’elles ne constituent que des exemples dans un paysage helvétique dominé par la même logique, par les mêmes déséquilibres. Ainsi, des 39 grandes entreprises prises en compte dans l’étude, avec un minimum de 11000 collaborateurs et étant dans la plupart des cas cotées en Bourse, seule quelques rares exceptions échappent aux graves dérives sur le terrain des rémunérations. La très grande majorité suit une détérioration en acte depuis quatre décennies au moins. En 1986, l’échelle de valeur évoquée plus haut était de 1:6. En moyenne nationale, il fallait donc six mois à l’employé le moins bien doté pour atteindre le salaire du patron. En 2005, année de la première exploration d’Unia, le rapport était de 1:52. Aujourd’hui, il atteint 1:143!
Un autre élément choque autant dans ce dossier. Aux côtés des CEO, c’est tout un écosystème, celui de l’actionnariat, qui profite sans vergogne des revenus générés par ces grandes entreprises. Les simples employés, eux, sont tenus bien à l’écart de cette manne. En 2024, les sociétés analysées ont distribué 46 milliards de francs de dividendes et ont «brûlé» 20,6 milliards pour racheter leurs propres actions. Ce spectacle assume des traits carrément indécents lorsqu’on se tourne vers l’arène politique et qu’on observe l’agression en cours contre les plus bas salaires. Et on en vient au troisième point qui fait froid dans le dos: la motion Ettlin. Débattue bientôt aux Conseil des Etats après avoir été adoptée par le National en juin dernier, elle s’attaque au salaire minimum dans les cantons et les villes où il a été introduit après un vote populaire. Ce dispositif, qui a fait ses preuves, serait alors substitué par les barèmes fixés par les conventions collectives, souvent moins favorables pour les couches les plus fragiles de notre société. Si ce projet devait passer la rampe, il constituerait une violation inquiétante de la volonté populaire et du fonctionnement de notre démocratie. Et il rendrait un peu plus obscènes les salaires des grands barons de l’économie suisse.