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Un microcosme de biodiversité

Jean-Pierre Masclet devant les ruches.
© Thierry Porchet

Devant les ruches, Jean-Pierre Masclet parle avec sincérité et sans tabou: «J’ai vécu la dépression, l’aide sociale et l’AI. La précarité, je connais. Et cela m’aide à comprendre ce que vivent ceux qui viennent ici.»

L’association des Cartons et Jardins du cœur à Yverdon offre de la nourriture au corps et à l’âme. Elle favorise les échanges dans un potager aux multiples facettes. Visite avec son président Jean-Pierre Masclet

En ce mois de juin, Jean-Pierre Masclet additionne les anniversaires. Vingt-cinq ans des Cartons du cœur d’Yverdon, 15 ans des Jardins du cœur dont il est président depuis 10 ans et 40 ans de l’émission Monsieur Jardinier à la RTS dans laquelle il collabore régulièrement depuis 25 ans.

Au milieu de bâtiments industriels, il nous fait la visite de l’ancienne friche, devenue terre d’abondance et havre de paix, mise à la disposition de l’association des Cartons et Jardins du cœur par la commune d’Yverdon. «Ce sont des jardins, plutôt qu’un seul, car chaque partie a un rôle», précise son créateur. Dernière en date, la place à palabres. Au milieu, un jeune tilleul trône. «Dans dix ans, ce sera un bel arbre, assure Jean-Pierre Masclet. Ici, on voit à long terme et avec l’objectif de pérenniser ce lieu toujours en évolution.» Car si une distribution de nourriture est prévue trois fois pas semaine dans la baraque qui jouxte le jardin, cet espace est surtout un lieu de rencontres humaines, végétales et faunistiques dont les racines puisent dans la richesse de la biodiversité à tous les niveaux. Ruches, étang, potager, place de pique-nique, arbres fruitiers hautes tiges pour accueillir les oiseaux, murs en pierres sèches pour les lézards, jeux pour les enfants...

Récupérations d’eau de pluie et d’énergie solaire ont aussi été installées. «Ce lieu est une perle de la nature au milieu de l’urbanisme, avec son volume de chlorophylle, son biotope, ses abeilles…» résume le protecteur de ce microcosme, en contemplant ses rosiers. L’horticulteur de métier ajoute: «Là où je passe, je plante des roses. C’est la reine des fleurs. J’aime aussi le mariage entre la nature sauvage et la création paysagère.»

En équilibre

Dans la mare, de multiples grenouilles se dorent sur les nénuphars, une couleuvre apparaît furtivement avant de plonger dans les profondeurs, pendant que deux chercheuses de l’HEPIA (Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève) font des prélèvements d’eau dans le cadre d’une étude sur les étangs urbains. «C’est un bel exemple. L’eau est claire, la biodiversité forte, avec même des tritons. Ceux-ci étant fragiles, cela prouve que les conditions sont très bonnes, malgré les rails juste au-dessus», résume Eliane Demierre, laborantine en écologie. Si certaines plantes d’eau ont été mises en place par la main de l’homme, la faune s’est constituée d’elle-même. «Tout est arrivé naturellement. Nous avons eu jusqu’à 11 espèces de libellules, dont une en voie de disparition», explique Jean-Pierre Masclet.

Un peu plus loin, le potager bio – nourri uniquement du compost et du lombricompost réalisés sur le lieu même – abrite une dizaine de variétés de tomates, des choux et des oignons parmi beaucoup d’autres légumes. S’y ajoutent des herbes aromatiques et des plantes médicinales.

A côté des poiriers, des vignes, des pommiers et des pruniers, des chèvres bêlent comme pour attirer l’attention de Jean-Pierre Masclet qui précise: «Elles sont là pour les enfants des centres aérés. Et bientôt pour les classes que nous allons accueillir.»

Le Covid-19 est passé par là

A 71 ans, le responsable des Jardins du cœur a de la suite dans les idées et un parcours de vie aussi ardu que la majorité des personnes et des bénévoles qui fréquentent les lieux. Bénéficiaires de l’assurance invalidité ou de l’aide sociale, gens en réinsertion, immigrés aux statuts divers ou encore personnes à la retraite sont accueillis sans distinction. Mais la pandémie a clairement refroidi la convivialité. «Nous avons dû fermer pendant six semaines, durant lesquelles je me suis confiné ici dans notre baraque militaire réaménagée. Je pouvais ainsi m’occuper du potager et éviter que cela ne devienne une forêt vierge, souligne le président. Puis nous avons mis en place la distribution de nourriture, avec le souci de protéger nos bénévoles pour la plupart vulnérables. L’accueil des mercredis n’a pas repris pour l’instant. Généralement, nous mangeons ensemble et jardinons… Cela permet la rencontre et, pour les migrants, de parler le français.» Le plus grand regret de Jean-Pierre Masclet reste l’annulation de la grande fête prévue mi-juin pour célébrer respectivement les 25 et 15 ans des Cartons et Jardins du cœur.

Des bénévoles fidèles

A l’intérieur de la maisonnette, l’unique employée (à temps partiel) de l’association organise la répartition de la nourriture dans les sacs avec quatre fidèles bénévoles.

Des réserves de boîtes de conserve, de lait, de riz et de pâtes remplissent les étagères, auxquelles s’ajoutent les invendus des magasins amenés en camionnette par la fondation Table Suisse. «On doit trier ce qui est bon», indiquent les travailleuses. «Nous sommes tout en bout de chaîne. Heureusement que nous récupérons, sinon tout serait jeté. Quel gaspillage! souligne Florent Bourquin, volontaire depuis plusieurs années, à raison d’une demi-journée par semaine. J’aime me rendre utile, aider les gens qui sont dans le besoin.» Jean-Pierre Masclet remarque: «Nous sommes une trentaine de bénévoles. Beaucoup vivent eux-mêmes la précarité et pourtant aimeraient aider encore davantage. Nous devons leur mettre des limites. Ces derniers temps, beaucoup de personnes proposent leur aide, mais peu d’entre elles peuvent être aussi disponibles que nous le demandons.» Les Cartons et Jardins du cœur travaillent aussi en réseau avec d’autres associations, dont Appartenances et le Graap.

Demandes en hausse

Si au début des Jardins, les légumes étaient ajoutés aux cartons, le potager a aujourd’hui surtout une valeur pédagogique. «Depuis que Table Suisse nous livre, nous avons bien assez de fruits et de légumes. De surcroît, nos récoltes sont limitées, alors que le nombre de demandes d’aide augmente chaque année. C’est encore plus marquant depuis trois ans, avec davantage de working-poor et de familles monoparentales, en plus de celles à l’aide sociale», indique Jean-Pierre Masclet.

L’association ne veut ni se substituer à l’Etat ni être dans l’assistanat. «Nous nous positionnons en dehors du filet social officiel. C’est pourquoi les familles peuvent faire appel aux Cartons du cœur, en temps normal, au maximum trois fois par année, souligne le président. Actuellement, elles ont le droit de venir une fois par semaine, grâce aux dons supplémentaires reçus en cette période particulière. Nous pourrons tenir ce rythme tout l’été. Ensuite, nous devrions reprendre nos habitudes.»

Annuellement, l’association aide 900 foyers dans la région d’Yverdon et 150 à Sainte-Croix. Et en ce moment, quelque 200 familles viennent chercher un sac chaque semaine. «La crise nous a donné une visibilité énorme, chez les donateurs, et chez les précaires aussi, observe Jean-Pierre Masclet, qui a mis un point d’honneur à ne jamais juger. Quand on me parle des tricheurs, ou qu’on pointe du doigt le fait qu’untel vient avec une Mercedes – pour prendre un exemple un peu extrême –, je dis toujours qu’on ne sait pas si la voiture est payée ou pas. Comme nous demandons une carte d’identité ou, en ce moment, les noms des personnes, cela évite beaucoup d’abus.» L’homme au grand cœur pourrait encore parler des heures de la pauvreté, de l’aide sociale ou de l’assurance invalidité, qu’il a vécues lui-même. Mais il est temps pour lui d’aller arroser les légumes sous la serre. Devant la baraque, une file de gens s’est formée. Les bénévoles sont à pied d’œuvre pour distribuer les sacs de nourriture bien remplis. Peu de mots sont échangés. Un bonjour. Un merci. Chacun porte son histoire, sa précarité plus ou moins grande, plus ou moins longue… Les enfants, eux, courent dans le jardin.