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A Rio, on tatoue sans compter les heures

Hianne Alves exerce dans son salon depuis un an et demi. Active lors de la campagne de Lula, elle a réussi à conquérir une nouvelle clientèle, sans préjugés racistes ou réactionnaires. La jeune femme maîtrise sur le bout des doigts l’art du dessin et la technique du tatouage.
Christophe Koessler

Hianne Alves exerce dans son salon depuis un an et demi. Active lors de la campagne de Lula, elle a réussi à conquérir une nouvelle clientèle, sans préjugés racistes ou réactionnaires. La jeune femme maîtrise sur le bout des doigts l’art du dessin et la technique du tatouage. Elle adapte ses créations aux souhaits de ses clients. Felipe a choisi le portrait du dieu nordique Odin, alors que Mariana se fera tatouer un dessin représentant quatre cœurs finement tracés, avec la date de naissance de chacun de ses enfants.

Plongée dans le salon de Hianne Alves, tatoueuse engagée et à l’écoute de ses clients, dans la commune rouge de Maricá au Brésil

Ni samba, ni bossa nova. C’est bien du rock metal à plein volume qui accueille le visiteur au salon de tatouage «Black Cat Studio». Nous sommes pourtant bien à Rio de Janeiro, plus précisément à Maricá, ville rouge gouvernée par le Parti des travailleurs du président Lula, située à une bonne heure de la capitale de l’Etat.

Ici, Hianne Alves fait tout pour rendre la session la plus agréable possible à ses clients, choix musicaux compris. Dès 9h ce matin, la tatoueuse a dessiné, découpé et décalqué le personnage sélectionné sur Internet par Felipe, 31 ans: «C’est Odin, le dieu nordique mais aussi un personnage d’un jeu de rôle auquel je me suis adonné en ligne pendant la pandémie. Oui, je suis un nerd!» explique-t-il, alors que le climatiseur, heureusement par ces chaleurs, vrombit. Le dessin, lui, est impressionnant et sophistiqué.
L’aiguille tressaute déjà, le jeune homme grimace, discrètement. «Il faut être à l’écoute et empathique, mais pas trop sensible pour faire ce métier», réagit Hianne, imperturbable. Elle-même connaît bien la sensation, avec plus de 40 tatouages à son actif sur son corps. L’un d’eux proclame fièrement: «J’ai faim» (to come fome, en portugais).

photo Christophe Koessler

Une passion partagée

Depuis un an et demi, l’artiste de 35 ans peut enfin se consacrer à sa passion, puisqu’elle a pu ouvrir son propre salon de tatouage, même si elle continue à exercer en parallèle son métier d’esthéticienne: «Au Brésil, il vaut mieux être flexible et polyvalente si on veut manger», sourit-elle. Mais les affaires vont de mieux en mieux pour Hianne, portées par le boom du tatouage dans le pays. A l’en croire, entre 75% et 90% des jeunes en arborent au moins un aujourd’hui.

La jeune femme a même pu se permettre le luxe de restreindre quelque peu une certaine clientèle, pour en conquérir une autre: «Pendant la présidence de Jair Bolsonaro (personnalité d’extrême droite qui a gouverné entre 2018 et 2022, ndlr), j’étais souvent confrontée à des préjugés et des commentaires ultraconservateurs. C’était insupportable», commente-t-elle. Racisme à demi-couvert, homophobie et dépréciations des classes populaires étaient légion. «Comme je ne suis pas du genre à avoir ma langue dans ma poche, ma clientèle a spontanément commencé à changer, à mesure aussi que mon activité de tatoueuse augmentait.»

La campagne électorale en vue de l’élection d’octobre 2022, qui voyait s’affronter M. Bolsonaro au leader historique de gauche et ex-président Lula, a définitivement représenté un tournant pour elle: «L’enjeu était trop important pour rester silencieux, nous avons dû nous engager ouvertement pour remporter la victoire», assume-t-elle aujourd’hui. Etrangement, dans sa ville de Maricá, gouvernée à la satisfaction presque générale par la gauche depuis 2008 – le dernier préfet élu en 2020 sous la bannière du Parti des travailleurs a recueilli 88% des suffrages – c’est l’ultraconservateur Jair Bolsonaro qui a rassemblé le plus de voix aux dernières élections. Au grand soulagement de Hianne, Lula l’a emporté au niveau national.

L’aiguille passe régulièrement du pot d’encre au bras offert. Sous les doigts experts de l’artiste, Odin prend forme, mais les heures tournent. A 15h, Mariana, sa prochaine cliente, arrive et le tatouage de Felipe est loin d’être terminé. Qu’à cela ne tienne, elle patientera plusieurs heures sans broncher pour obtenir ses 19e et 20e dessins sur la peau. Hianne ne prendra d’ailleurs pas sa pause syndicale, pas même pour s’alimenter. Les deux femmes rient aux éclats et papotent comme de vieilles amies alors qu’elles ne se sont vues qu’une seule fois.

photo Christophe Koessler

La famille à fleur de peau

Mariana a choisi un dessin dans un tout autre registre, et elle sait qu’Hianne va assurer, réputation oblige: ce sont quatre cœurs finement tracés avec la date de naissance de chacun de ses quatre enfants. Un must absolu au Brésil, où les tatouages ont très souvent partie liée à la famille ou à une ou un conjoint. Un pays où, comme dans toute l’Amérique latine, le lien social prime souvent sur les considérations esthétiques.

«Ce genre d’œuvre constitue le gros de mon activité et est beaucoup plus rapide et facile à réaliser qu’un dessin élaboré», explique l’artiste. Un dessin meilleur marché aussi, que la tatoueuse doit multiplier si elle veut pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. «Etre indépendante, c’est difficile, mais c’est toujours mille fois mieux que d’être salariée dans le privé où c’est souvent le salaire minimum qui est pratiqué, avec lequel il est totalement impossible de vivre.»

Avec 1300 reais (230 francs suisses) en effet, c’est la misère qui guette les employés dans une ville où le coût de la vie peut presque être comparé à celui de la France. L’artiste travaille certes du matin au soir, souvent les week-ends, et est soumise aux aléas des périodes creuses, mais peut espérer gagner 3 à 4 fois plus que le revenu plancher, et parvient à cotiser pour sa retraite. Question santé, elle dépend en revanche du système public gratuit (SUS), réputé pour ses limites, puisqu’elle ne peut se payer un «plan de santé» (assurance privée) qui lui permettrait d’accéder aux cliniques privées dont les prestations sont souvent meilleures. A Maricá cependant, les investissements du gouvernement progressiste local ont permis d’assurer des soins de base décents à tous, notamment grâce à un hôpital de qualité.
La Municipalité, qui bénéficie de la manne pétrolière issue de son sous-sol, est aussi connue pour ses transports publics gratuits, ses «vélo lib» et son cinéma, eux aussi libres d’accès. Mais également pour son restaurant «populaire» à prix symbolique, sa monnaie alternative et son ébauche de revenu de base. «Je ne quitterai Maricá pour rien au monde», assure Hianne, qui touche l’équivalent de 100 francs suisses en mumbucas, la monnaie locale créée par la Ville, en guise d’allocation attribuée à tous les foyers modestes. Sourire aux lèvres, elle peut continuer à appeler ses clientes gatas («chattes», qui signifie jolies en portugais brésilien), d’où est venu le nom de «Black Cat Studio» pour son salon. A 21h, Mariana, sa dernière gata de la semaine, pourra rentrer chez elle en montrant fièrement à ses enfants ses cœurs ciselés sur son bras.

photo Christophe Koessler

 

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