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Quand les ennemis du peuple sont institués par la démocratie

Les opinions politiques définissant notre époque sont infléchies par une dérive systémique des pouvoirs démocratiques en Europe, ceux-ci fabriquant eux-mêmes, désormais, les ennemis du peuple. Telle est une grande caractéristique de cet an 2023. Ce phénomène perceptible jusqu’en Suisse, dont la couverture vertueuse (au sens policier de «ce qui sert à cacher») est d’autant plus épaisse que cet Etat semble encore gouverné, selon les clichés, par les principes exemplaires de la morale universelle et de la citoyenneté partagée.

Prenez d’abord quelques faits publiés, de longue ou récente date, par les médias indigènes. J’en énumère quelques-uns. Voyez la catastrophe climatique et environnementale, bien sûr, paramètre marqueur qui domine aujourd’hui tous les autres en termes d’influence faîtière à long terme, et que je n’ai d’ailleurs cessé d’évoquer régulièrement dans ces colonnes. Et voyez les alertes lancées par la communauté scientifique depuis des décennies, fondées sur des études à la double échelle régionale et planétaire.

Prenez ensuite les preuves chiffrées d’une sensibilisation croissante sur ces thèmes au sein des communautés locales, comme vient de l’attester la publication d’une étude ad hoc accomplie par l'institut M.I.S. Trend en collaboration avec Le Temps. Et prenez enfin les manifestations militantes visant à conscientiser les foules dans le sillage pédagogique historique de Greta Thunberg, comme la plus récente d’entre elles qui fit défiler samedi passé 60000 personnes au cœur de Berne, sur la place Fédérale.

Regardez ensuite, greffé sur ce fond de réalités avérées, le jeu des opinions individuelles et collectives, notamment au sein des groupes d’opinions qui déterminent la position des formations parlementaires fédérales. J’énumère à nouveau.

Grâce à la même étude précitée, celle de l’institut M.I.S Trend en collaboration avec Le Temps, on découvre ce qui relevait d’ailleurs du prévisible: les inévitables «leaders», nommés comme tels selon le lexique néolibéral, sont 55% à penser ou prétendre que nous disposons encore du temps nécessaire pour sauver la planète, contre 31% de la population.

Sur quoi les données paraissent s’inverser sur le point de savoir si les mobilisations de la jeunesse feront bouger les choses: 80% de ces «leaders» pensent que ce sera le cas sur le plan politique, contre 55% des sondés «populaires». Mais la balance bascule à propos du plan économique, où ces mêmes «leaders» prévoient que ladite jeunesse pèsera peu – tandis que les moins de 30 ans présument qu’ils y produiront un effet notable, y compris sur les entreprises. Les uns et les autres s’accordant finalement sur l’hypothèse que la «technologie», terme d’ailleurs parfaitement fourre-tout tant qu’on n’en affine pas la signification (mais il faut sans doute en cultiver l’aspect fantasmatique), nous apportera le salut.

C’est à partir de là que le raisonnement peut devenir intéressant. Si nous situons tous les éléments qui précèdent dans le mouvement lent de la politique consensuelle helvétique, on s’aperçoit en effet que leur logique devient immanquablement fatale: elle impose non seulement le statu quo, mais la crispation toxique du conservatisme insensiblement visité par les poisons de l’extrême droite. Et comment? C’est simple.

Un: si les «leaders» ne pensent pas que la mobilisation des jeunes puisse faire bouger les choses dans le domaine économique, c’est qu’ils détiennent ce secteur, savent comment le faire mentir dans l’affichage de ses vertus, et le barricader de toutes les manières institutionnelles ou non. Deux: si les jeunes pensent que leur mobilisation fera bouger la politique, c’est qu’ils rêvent d’un ordre politique inexistant – celui qui ne serait pas au service intéressé du domaine économique. Et trois: si les «leaders» et les jeunes pensent les uns et les autres que la technologie nous sauvera, c’est qu’ils n’ont pas tiré la moindre déduction du fait que cette technologie n’a pas produit, jusqu’ici, le moindre salut collectif décisif depuis qu’elle est invoquée.

Or ces jeunes sont le peuple. Pourquoi? Parce qu’ils en sont l’avenir, comme les 60000 militants de Berne, soient-ils âgés, qui pensent cet avenir et le veulent habitable à l’échelle du Vivant. Ce qui précipite les «leaders», pour ne considérer qu’eux, dans la catégorie de leurs ennemis. Que va-t-il se passer? Si l’on prend en considération la criminalisation que ces mêmes «leaders» s’acharnent à promouvoir contre les militants proclimatiques, c’est simple: le durcissement de l’équation, et finalement toutes les formes imaginables de la désobéissance civile et probablement du terrorisme.