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Les crimes de la prospérité

Dans un livre récemment publié par les Editions de La Découverte sous le titre Abondance et liberté, le jeune philosophe français Pierre Charbonnier s’efforce de penser conjointement deux domaines distincts et généralement maintenus à distance: celui des sciences sociales et celui des problématiques environnementales.

Il dessine à partir de là, dans cet ouvrage exigeant mais lumineux, l’équation pratique que nos sociétés humaines ont instituée. Celle qui comporte d’un côté leur vœu de fortifier en leur sein le projet démocratique hérité des Grecs et de l’autre leur génie détraqué consistant à développer des pratiques quotidiennes terriblement coupables.

Des pratiques fondées sur l’«extraction» des ressources prélevées dans notre environnement naturel et non pas sur leur «intégration» dans le cadre de cet environnement. Formulons la chose ainsi: je prétends construire la Cité, ou je m’efforce peut-être sincèrement de le faire, mais c’est au prix de détruire la planète.

Une destruction qui nous vaut, comme on sait, tout un bouquet de catastrophes présentes ou déjà surgissantes. Non seulement celles du réchauffement climatique ou des empoisonnements chimiques de la biosphère, par exemple, mais aussi celle que je nomme, par plaisir personnel des néologismes amateurs, celle du «viralocène». Entendez par là l’ère des pandémies virales, dont tous les scientifiques prédisent qu’elles vont immanquablement se succéder dans les temps à venir – et dont nous ne dégustons qu’un avant-goût depuis un peu plus d’une année.

Tout cela posé, nous pouvons maintenant légèrement déplacer l’axe de réflexion défini par Charbonnier. Si cet auteur réfléchit aux relations décelables entre notre projet démocratique évoqué plus haut et notre mode de vie dévastateur à l’endroit de notre environnement naturel, nous pouvons aussi nous intéresser, en effet, aux sous-groupes de cette espèce. Aux forces politiques et sociales dites de gauche, par exemple.

Il s’agit pour elles, si l’on résume, de plaider essentiellement la prospérité matérielle des populations humaines et l’équité des individus au sein de celles-ci. Et non seulement de les plaider, mais de formuler toutes les stratégies utiles. Celles visant à favoriser la construction de nouveaux logements, à pousser vers le haut le niveau des revenus financiers domestiques, ou à sensibiliser les enceintes parlementaires au devoir de préserver le pouvoir d’achat des masses.

Le problème est que ces programmes sont dramatiquement non interrogés, par cette gauche qui les définit et qui les introduit, quant à leurs effets directs et différés sur l’environnement. On retrouve là l’équation déséquilibrée thématisée par notre ami Charbonnier.

Le récent développement immobilier de Lausanne en ses zones nord, par exemple, tout minergisé qu’il soit selon les règles de ce catéchisme, est un crime environnemental majeur (béton tiré du Mormont détruit! arrachements naturels! laideur insigne!) perpétré sous la primauté locale du pouvoir socialiste – qui la réalise pourtant sur le mode d’une sincérité surexprimée vis-à-vis du peuple citoyen. Cette sincérité-là soit-elle rentable en termes électoraux, d’ailleurs, les Capitoles de la vertu n’étant jamais très éloignés des roches Tarpéiennes sculptées dans les petits calculs.

Bref, la question qu’inspire Charbonnier devient dès lors celle-ci: dans quelle mesure cette recherche monstrueusement toxique du bien-être général inlassablement entonnée par la gauche peut-elle être orientée dans une direction qui la rende compatible avec la réparation nécessaire de la planète?

Certes, les Verts ont surgi voici quasi quarante ans, mais sous une forme qui reste à ce stade offerte aux instrumentalisations tierces. Et certes aussi, les Vert’libéraux sont apparus, mais sur un mode que travaillent en permanence les surmois néolibéraux. Et certes encore, ladite gauche sait aujourd’hui dérouler les rhétoriques de son ouverture aux problématiques environnementales – mais tout observateur attentif entend clairement que ce verdissement-là n’«habite» encore pas grand monde dans ses rangs: on est dans la parole consciente à visée persuasive et même utilitaire, qui n’a rien à voir avec celle dont l’un des filtres originels ressemble au plexus.

C’est donc une rupture radicale de la pensée qu’il faut instituer dans les esprits, puis faire passer dans le spectre des organisations politiques. En réveillant la gauche de son rêve inspiré par la croissance devenue totalement criminelle et suicidaire. En travaillant les aspirations collectives pour qu’elles ne soient plus fondées sur une infinité de «forçages écologiques». Rude mise à jour des esprits et rude tâche pédagogique: c’est le travail, sans quoi le mur.