Mine Kavak se bat pour les droits des femmes d’ici et d’ailleurs
Elle sort du bus, nous fait des grands signes et lance chaleureusement: «Pardon pour le retard! C’est la première fois en cinq ans qu’on se fait contrôler à la frontière!» Après vingt ans de vie à La Chaux-de-Fonds, Mine (prononcer Minè) Kavak s’est bâtie, non sans peine, une petite maison à Villers-le-Lac en France voisine. Depuis, elle fait les trajets jusqu’au Crêt-du-Locle avec le bus affrété par l’entreprise horlogère Cartier. «J’y travaille comme monteuse depuis 22 ans. Je fais mon boulot de 6h15 à 15h30. Cela me donne le temps ensuite de me battre pour les femmes», explique, avec un sourire omniprésent, celle qui dort cinq heures par nuit, mais déborde d’énergie.
Mine Kavak est née à Ankara, capitale de la Turquie, il y a 58 ans. «Ma mère est mon premier modèle féministe. Elle a eu quatre filles et un garçon. Elle voulait que ses filles, et celles de ses voisines, étudient. Elle, elle a appris à lire et à écrire très tard, car dans son village, l’école n’existait pas.» Pendant sa scolarité, la jeune Mine n’aimait pas devoir crier chaque matin: «Je suis Turc, je suis fort!» «Nous n’osions pas parler kurde, ni dire que nous étions de religion alevis», se souvient-elle. «Mon père est Turc, ma mère Kurde, mon amoureux depuis 24 ans est Arménien. Aujourd’hui, je suis Suissesse», relève celle qui se revendique avant tout «être humain».
La prison
L’étudiante devient ingénieure, et entame une deuxième formation en économie lorsqu’elle est arrêtée le 6 mai 1978 durant une manifestation organisée pour commémorer la mort par pendaison de trois jeunes révolutionnaires (le 6 mai 1972). Deux mois de prison ferme pour la jeune femme d’alors, qui sera condamnée cinq ans plus tard à deux ans de prison supplémentaire. Entre-temps, elle se marie, tombe enceinte, divorce après avoir été frappée par son époux, violence à l’origine de son engagement féministe. En 1983, son fils n’a que 1 mois lorsqu’elle est incarcérée. «Des enfants étaient emprisonnés avec leur mère. J’ai essayé, mais recevoir des coups avec son bébé dans les bras, ce n’est pas possible. J’ai préféré qu’il vive avec sa grand-mère.» Pendant six mois, elle ne peut que frôler, à travers les barreaux, les petits doigts de son garçon nommé Onur. «Puis, j’ai enfin pu le prendre dans mes bras lors des visites mensuelles. Mais, quand je suis sortie, il appelait ma mère “maman”…»
Sans amertume, Mine Kavak évoque ses années de prison pour ne retenir que le positif. «J’ai appris plein de choses. La prison était un lieu de politisation. J’ai rencontré une femme qui avait tué son mari. Mais j’ai vu à quel point son cœur était bon. C’est là que j’ai pris conscience que les problèmes venaient du système, pas de l’être humain.»
L’exil
En 1985, à sa sortie de prison, elle déménage avec sa famille dans une autre ville pour tenter de refaire sa vie. «Mais la police me suivait partout. Je n’arrivais pas à respirer. Pour sauver mon fils de cette dictature, j’ai décidé de partir.» En 1994, elle s’envole avec Onur pour la Suisse. «Je connaissais des réfugiés ici. J’ai déposé ma demande d’asile, travaillé dans une petite usine de biscuits et dans le nettoyage, avant de trouver une place d’ouvrière chez Cartier. Mes diplômes d’ingénieure n’ont pas été reconnus. Et je ne voulais pas demander l’aide sociale ou des bourses pour reprendre mes études.» Son indépendance en étendard, l’intellectuelle travaille pour subvenir à ses besoins tout en se battant pour les droits des femmes. «Je pensais qu’en Suisse, le machisme n’existait pas. Mais j’ai vu qu’il se cachait. Certaines femmes pensent encore que c’est normal d’être frappée par leur mari ou de toucher un salaire moins élevé.»
Lors d’une rencontre sur le féminisme, Mine Kavak fait la connaissance de son compagnon, réfugié Arménien, journaliste militant. «Il m’a beaucoup appris sur les droits des femmes. Un vrai féministe», raconte-t-elle les yeux brillant d’admiration. Il est le père de son second fils, Aris, 18 ans.
La militante souligne l’importance de libérer la parole. «Avant, tout était secret, les femmes avaient honte. Maintenant, peu à peu, elles osent parler.» La féministe s’engage depuis des années dans le groupe pour les droits des femmes turques Yeni Kadin (nouvelle femme en turc). «Peu à peu, les femmes lisent, s’informent, prennent la parole…» Malgré sa rage de vivre et son humour à toute épreuve, elle avoue avoir pleuré pendant deux jours en voyant sur les réseaux sociaux «cette jeune femme kurde tuée, puis prise en photo nue, pour faire peur aux autres combattantes». «Les violences sexuelles sont nombreuses en prison. Des femmes se suicident…» dénonce encore Mine Kavak qui, depuis quatre ans, n’ose plus se rendre en Turquie. «C’est devenu trop dangereux!»
Grève féministe
Pour le 14 juin, elle a déjà pris congé. «C’est difficile d’arrêter le travail, car on risque le licenciement. Mais des collègues m’ont déjà dit qu’elles viendraient pour la pause de midi devant la gare de La Chaux-de-Fonds. On s’habillera en violet, et on descendra le soir à Neuchâtel. Je n’attends pas de grands changements de cette journée, mais il faut se battre, pas à pas.» L’égalité salariale? «Je ne sais pas si elle est appliquée dans notre entreprise, puisqu’il est interdit de parler de nos salaires. Mais je dois avouer qu’on n’a pas à se plaindre.» Cette semaine, la militante a des réunions à La Chaux-de-Fonds, à Berne, à Bâle. Mais trouve toutefois toujours le temps de faire à souper à ses deux fils, de cajoler son chien qu’elle adore, de jardiner, d’organiser des repas dans son jardin ou d’aider les voisins en cas de besoin. A la suite d’un incendie dans le village, elle a accueilli une famille pendant deux jours. «C’est normal pour moi de partager. On est riche de ses amis.»