Quand "L’Evénement syndical" s’imprime
A l’heure où le tout-numérique met en péril les imprimeries, le centre d’impression Pressor à Delémont fait figure d’exception. Immersion
Lundi 13 septembre, 17h17. L’usine Pressor vit son moment le plus calme de la journée. L’administration et les collaborateurs travaillant de jour sont partis. Et les machines se taisent. Soit celles qui impriment, coupent, perforent, plient, en offset ou en numérique, pour de la pub, des affiches, des flyers, des bâches, des T-shirts, des stylos, de la papeterie, des faire-part… Le monde de l’imprimerie se diversifie, pour affronter le choc face au numérique. «On essaie de tenir bon», souligne, avec calme, Muriel Schindelholz, membre de la direction de Pressor. L’ancienne typographe nous emmène dans le labyrinthe de ce bâtiment industriel à Delémont où est imprimé L’Evénement syndical depuis trois ans. «C’est ici, dans la partie prépresse, que les fichiers informatiques reçus de la graphiste sont transférés, par un gravage au laser, sur des plaques qui seront insérées dans la rotative ce soir», explique la passionnée. «Je suis un peu comme Obélix: j’ai grandi dans ces odeurs d’encre, de papier, de machines. Tout naturellement, j’ai voulu devenir typographe, à l’époque où l’on s’amusait encore avec du papier et des ciseaux. Mais je ne suis pas nostalgique. Avec l’informatique, on a gagné une souplesse folle», sourit la fille de l’éditeur et imprimeur jurassien Michel Voisard. A son décès en 2018, Muriel Schindelholz et son frère ont repris les rênes. Le centre d’impression compte aujourd’hui une cinquantaine d’employés, pour quelque 2000 clients, qui font appel à ses services chaque jour ou chaque cinq ans, c’est selon.
Une rédaction et une imprimerie
Au cœur de l’entreprise, la rotative se mettra à vrombir au milieu de la nuit avec l’impression du Quotidien jurassien (QJ), puis de l’hebdomadaire d’Unia. Le journal de l’Asloca et celui de Gauchehebdo y sont aussi imprimés régulièrement.
Fait rare, la rédaction du QJ se trouve dans la même maison. Il y a encore vingt ans, c’était chose courante. Et encore avant, impossible d’imaginer une rédaction sans imprimerie à ses côtés. C’était le cas du journal Le Démocrate créé en 1870 à Delémont qui, avec Le Pays de Porrentruy, a fusionné en 1992. Inextricablement liés à leurs publications, les centres d’impression se sont réunis ou ont disparu au même rythme.
Aujourd’hui, le QJ fait donc figure d’exception. A son bureau, Rémy Chételat, son rédacteur en chef, se réjouit de cette situation: «Cela permet une grande souplesse et c’est beau de produire un journal de bout en bout dans un même lieu. Nous pouvons relater les matchs du HC Ajoie et de l’équipe de Suisse à l’Euro, même lorsqu’il y a des prolongations!» La communication est facilitée grâce à cette proximité et au caractère familial de la société. «Le papier reste primordial, même si nous allons lancer un nouveau site internet avec un service d’information tout au long de la journée. C’est la quadrature du cercle. Dès décembre, on continuera à écrire le meilleur journal possible tout en donnant de l’information en continu», explique le journaliste. Et de rappeler, avec une pointe d’humour: «Avant, quand on se mariait, on emménageait ensemble, on achetait de nouveaux meubles et on s’abonnait au journal pour la vie. Aujourd’hui, plus rien n’est plus aussi stable. Et surtout pas les couples!»
La Poste n’est plus non plus ce qu’elle était. Pour le QJ, les journaux distribués hors du canton du Jura doivent être amenés à Berne par camionnette à 2h30 précises. «Les tâches liées à l’expédition se multiplient, alors que La Poste coûte de plus en plus cher. Le service public se perd», dénonce Muriel Schindelholz, tout en se dirigeant vers la rotative. «C’est une vieille Wifag rénovée avec un cœur informatique. Une rétrofit dont une grande partie reste mécanique.»
Sur le coup de 19h, avant de refermer les portes, la codirectrice lâche avec un sourire: «Là, c’est calme. Cette nuit, ce sera la ruche.»
Dans la nuit, l’impression
Mardi 14 septembre, 2h du matin. Dans les rues de Delémont, sous le ciel étoilé: un chat, des odeurs de pain, un boulanger qui fait une pause cigarette et, enfin, une lumière vive qui sort de l’imprimerie Pressor. Le QJ a été imprimé dans les temps, miracle du journal quotidien qui devient matière. C’est au tour de L’Evénement. Ses plaques sont montées à double – pour réduire de moitié le temps d’impression – sur des cylindres. Les bacs d’encre sont remplis avec quatre couleurs: cyan, magenta, jaune et noir. Ils seront rechargés au fur et à mesure par l’auxiliaire de rotative, Nelson Almeida, qui s’occupe aussi du changement des bobines de papier de 600 à 1000 kilos (les plus grosses en contiennent 20 kilomètres). Soit un peu plus de deux pour L’Evénement syndical dont le tirage se monte à 57000 exemplaires environ. A chaque changement de bobine, il s’agit d’être consciencieux. «Si la bobine n’est pas bien préparée, ça se déchire et on perd du temps, explique Nelson Almeida. On sait quand on commence le travail, mais on ne sait jamais quand on le termine.»
Le papier se tend et, malgré sa finesse, montre une résistance incroyable en passant entre les différents cylindres, en haut, en bas, en une chenille infernale digne d’une montagne russe hurlante. Difficile de trouver le sens, où ça commence, où ça finit. Les cylindres accélèrent pour atteindre 20000 tours par minute (ou 40000 exemplaires à l’heure). Alors que la rotative est loin de sa vitesse maximale, le bruit fait penser à un décollage sans fin. Les pages se créent, se séparent, pour mieux se retrouver dans la plieuse. Le journal est ensuite tracté dans les airs entre plusieurs pièces.
Des rotativistes à l’affut
Derrière les deux pupitres de commandes, les rotativistes règlent les couleurs et le positionnement du papier. Après les premiers et nombreux essais, le contrôle reste permanent tout au long de l’impression qui durera une heure vingt environ. Les deux professionnels observent, scrutent, loupes à l’œil. «Tout bouge tout le temps, explique Davy Freléchoz. Car la machine chauffe. Cela dépend aussi de la température extérieure, de l’humidité dans l’air…» Ses doigts pianotent sur le pupitre: plus de cyan, moins de noir, plus de jaune, moins de magenta… A 38 ans, il a déjà passé la moitié de sa vie dans le monde de l’impression. «C’était davantage manuel au début. Mais ici, en comparaison avec d’autres grands centres, on garde un peu de mécanique.» Le rotativiste a vécu la fermeture de l’imprimerie de L’Express à Neuchâtel. Il a travaillé ensuite à Bussigny chez Tamedia (qui détient actuellement presque le monopole de l’impression en Suisse), avant de revenir sur ses terres natales jurassiennes.
Son collègue, Kameri Qaush a fait son apprentissage à Pressor. «J’ai commencé comme auxiliaire. Le travail m’intéressait beaucoup, alors je me suis lancé dans un apprentissage de rotativiste. Depuis huit ans, j’imprime. J’aime le côté manuel, les réglages et les montées d’adrénaline, surtout pour le QJ, car les délais sont courts. Cela me fait penser au coup de feu en cuisine», explique l’ancien cuistot belge de 36 ans. «J’ai arrêté ce métier, car j’en avais assez des horaires coupés. Mais je dois dire que le travail de nuit, ce n’est pas facile non plus. Mais ça va. Après que mes enfants sont partis à l’école, je dors, puis je me lève pour leur faire à manger.» Entre deux questions, les rotativistes sortent de leur salle insonorisée pour aller prendre quelques journaux afin de les vérifier. La porte automatique s’ouvre laissant s’échapper le vrombissement de la rotative, se referme, silence, s’ouvre, bruit, se referme, silence…
Depuis qu’un de leurs collègues est en arrêt maladie, survenu juste avant sa retraite, les employés accumulent les heures nocturnes. «Généralement, on alterne une semaine de jour et une semaine de nuit. La journée, on entretient les machines et on fait des réglages», expliquent les rotativistes. Ils se partagent donc actuellement le travail entre trois, avec une femme, rare dans la profession, ce soir-là en congé. Depuis quelques mois, Pressor recherche activement un nouveau rotativiste, sans succès. Le métier se perd.
Adressage et expédition
Dans la salle adjacente à la rotative, les journaux s’accumulent sur d’énormes rouleaux pour faire tampon, car la rotative va beaucoup plus vite que l’adressage et l’expédition. Cette nuit-ci, le supplément Horizonte, le journal des migrants d’Unia, doit, de surcroît, être encarté en fonction des langues des destinataires.
Maryline Bouhaddou s’occupe de trier les journaux dans les bons chariots pour la livraison dans les quatre coins de la Suisse. «Ça va vite au début. Ensuite, ça se calme», sourit l’employée d’expédition en retroussant ses manches. «J’aime bien mon activité. Même si à la maison, c’est ensuite un peu difficile de dormir, avec les enfants.» Tous ne sont pas égaux face au sommeil. Nelson Almeida: «On ne choisit pas de travailler la nuit. Je le fais depuis plus de vingt ans et je sens que ce n’est pas bon pour ma santé, lâche-t-il avec un soupir. L’horloge biologique est déréglée.»
4h, mission accomplie: les journaux sont tous imprimés, la rotative s’arrête, le silence revient. Après le désencrage automatique, le nettoyage de la machine se termine encore à la main. Les plaques sont retirées avant d’être recyclées. La rotative sera encore réglée, entretenue et la bobine pour le QJ du soir déjà placée. Un cycle quasi sans fin, exception faite du samedi, où la machine est au repos. Et les humains aussi.