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Navalny, le brin d’herbe et le feu

Navalny tué vendredi de la semaine dernière, dans un coin désolé de l’Oural polaire, sur les ordres de celui qu’il nommait le crapaud du Kremlin. Répercussions médiatiques immédiates et figure de martyr en voie de constitution. Echos et réactions médiatiques innombrables et chagrin généralisé sur les cinq continents. La disparition brutale de toute personne exemplaire affecte ses congénères, bien sûr, mais l’indignation les soulève aussi d’assister à ce nouveau crime contre la poésie.

La poésie? Elle n’est pas la recherche du rien, du peu, du blanc et de l’inaccessible, comme ça se chochotte au pays des clichés. Elle est un dépassement du réel, qui commence par la désignation de ses apparences et se poursuit par leur dénonciation quand elles dissimulent le juste et le vrai. Ce juste et ce vrai qui concourent à la définition de l’intérêt général au lieu des intérêts particuliers. Tel est le ressort pouvant faire exploser les mises en système du mensonge et de la corruption mentale ou politique. Tel est le moyen, aussi, de retrouver les justesses qui fondent le Vivant sous toutes ses formes.

Quand je songe à la trajectoire biographique de Navalny, à son chemin de poète subreptice incessant, ce sont des images artistiques qui me reviennent. Quelques-unes en provenance du film Nostalghia d’Andreï Tarkovski, par exemple, tourné en 1983, qui montrent au spectateur un personnage marchant à petits pas sur le sol d’un bassin thermal vidé de son eau. Et qui tient dans sa main une bougie dont il protège la flamme. Or le vent souffle. Mille précautions. Ne t’éteins pas, petite flamme, ne t’éteins pas, tu es vitale, comme la nôtre intime quand nous sommes au meilleur de soi! Comme celle de l’idéal démocratique écrabouillé par le crapaud du Kremlin!

Et quand je songe au discours du même Navalny faisant valoir que le progrès de nos sociétés sera possible dans la mesure où des gens seront prêts à payer le droit de déployer leurs convictions, c’est la vision d’un rien végétal qui me revient à l’esprit. D’un brin d’herbe. J’ai six ou sept ans, je suis à plat ventre dans le jardin de mes parents, j’observe la tige minuscule dont je contemple trois ou quatre nervures translucides et la révélation me traverse: je sais qu’aucune tempête ne détruira jamais la plante infime.

Ainsi va la poésie quand elle s’entend largement, et dont l’élan conjoint les fraternités combattantes au-delà des époques et des circonstances. En 1935, quand l’écrivain Ossip E. Mandelstam écrivit dans Les Cahiers de Voronej (1935) qu’«En me privant des mers et de l’élan et de l’aile/En donnant à mon pied l’assise de la terre violente/Qu’avez-vous obtenu? Brillant calcul: vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent…», il signifiait ce qu’a signifié Navalny vivant et mort. Et ce qu’a signifié dans l’intervalle, en 1962, l’écrivain français René Char: «Face à la mort nous n’avons qu’une ressource, faire de l’art avant elle.»

L’art de dire, ai-je alors pensé, fusionné dans l’art de vivre et de mourir: voilà la réussite inouïe de Navalny comme de ses prédécesseurs et de ses successeurs encore inconnus. Il importe peu qu’à partir de ces jours-ci, ceux de ce mois de février 2024, la date de sa mort s’éloigne comme en zoom arrière dans les rétroviseurs de notre conscience collective. Et peu, aussi, que les traits physiques de son visage et de sa silhouette s’amoindrissent dans notre mémoire commune – le seul principe qui vaille étant celui-ci: l’énergie poétique survit aux repères superficiels comme au temps qui passe.

Dans un recueil de poèmes intitulé «Clair-obscur», publié en 1954, Jean Cocteau s’interrogeait tout en se répondant: «Et si le feu brûlait ma maison, qu’emporterais-je? J’aimerais emporter le feu…» Un renversement sublime, qui charge de promesses tout accablement face au spectacle du monde abîmé par notre espèce. De Navalny j’emporte aussi le feu, la flamme de la bougie qu’il tient comme le personnage de Tarkovski, la pensée de Mandelstam qu’il n’a cessé d’incarner, et la métaphore du brin d’herbe qu’il ressuscite dans mon souvenir enfantin.

Il en résulte chez moi de la rage inextinguible face aux imbéciles vertueux du coin, tiens, comme les édiles lausannois, qui font détruire des portions de sites verdoyants pour instituer des places de jeu cailloutées à l’usage de nos microchéris préformatés pour un avenir plus minéral. De la rage, donc, et des aspirations infinies vers la beauté.