Ma sage-femme est un… homme!
Majaliwa Vyankandondera a été le premier homme à décrocher un diplôme de sage-femme en Suisse. Aujourd’hui, presque vingt ans après, ce Burundais travaille à la Maternité des Hôpitaux universitaires de Genève. C’est là que nous l’avons rencontré
Formidable fourmilière érigée au milieu de la ville, les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) possèdent la plus grande maternité de Suisse. D’après les statistiques, plus de 4000 bébés voient le jour ici chaque année. 4152 en 2022 pour être précis. On pénètre dans cet établissement qui accueille les parturientes et leurs conjoints par une porte à tambour. Majaliwa Vyankandondera nous attend dans le hall de réception, devant le grand écran constellé d’étoiles sur lequel s’affichent les prénoms des derniers nouveau-nés. Son sourire radieux tranche avec la froideur clinique du lieu.
Medja, comme l’appellent ses proches, fait partie des rares hommes qui œuvrent au sein du corps de sages-femmes de ce vaste complexe hospitalier. «Actuellement, nous sommes sept sur une équipe comptant 220 employés», précise-t-il. Ce solide Burundais de 54 ans se sent moins seul qu’à ses débuts aux HUG, il y a presque vingt ans, lui qui était alors le premier et donc l’unique homme sage-femme (on ne dit pas sage-homme!) diplômé de notre pays.
A la demande du photographe, ce maïeuticien passe aux vestiaires pour échanger ses habits civils contre la tenue blanche réglementaire et une paire de Crocs verts. Puis, il se dirige vers l’unité de post-partum, là où les jeunes mères et leur progéniture séjournent après l’accouchement. Là aussi où il va nous raconter en détail ses journées (ou plutôt ses nuits) de travail. «Celles-ci démarrent toujours à 19h pile par un rapport circonstancié sur toutes les personnes hospitalisées dans le service.» Un passage de témoin évidemment crucial pour la suite des opérations...
Ange gardien
Une fois ses collègues diurnes partis, Medja se plonge dans les dossiers des quatre à cinq patientes (et leurs bébés) qu’il va accompagner. Il réunit le matériel dont il a besoin et entame la première tournée de la soirée. Il pousse son chariot le long d’interminables couloirs immaculés et silencieux. «La fatigue, la chute des hormones, le baby-blues… Après l’accouchement, les mamans ont vraiment besoin de notre présence, de notre soutien. Elles sont inquiètes et se posent plein de questions. Nous, on est là pour leur répondre, pour les rassurer, elles et leurs conjoints.»
Notre interlocuteur visite ensuite chaque chambre. Avec sa voix douce, le calme qu’il dégage, on imagine qu’il doit inspirer immédiatement confiance. «Quand je vois une maman pour la première fois, je me présente, je lui explique que je vais prendre soin d’elle et de son enfant, je lui demande comment ils vont… Certaines sont surprises de voir débarquer un homme, mais je vois qu’avec le temps, nous sommes de mieux en mieux connus, reconnus et acceptés.»
Il arrive pourtant encore que des femmes refusent d’être prises en charge par un homme sage-femme. «C’est une toute petite minorité! Et si elles ne souhaitent pas qu’on s’occupe d’elles, c’est le plus souvent pour des raisons religieuses ou parce qu’elles sont pudiques. Je les comprends, elles ont leurs droits et on doit les respecter. Dans ces cas-là, je m’efface tout simplement et je laisse la place à une de mes consœurs. Ça ne me fait ni chaud ni froid.»
Le professionnel de la santé poursuit sa ronde. Toujours à l’écoute, toujours aux petits soins. Il réconforte ses hôtes, les incite à se confier, leur prodigue des conseils, les guide dans leurs premiers pas de mères et les prépare à leur retour à domicile. Il prend leur pouls et leur tension, pose des perfusions, soulage celles qui souffrent de congestion mammaire ou de douleurs au périnée, observe et examine les nourrissons... «Ce qui est également très important, c’est de surveiller la relation mère-enfant, de s’assurer que celle-ci se met en place dans les meilleures conditions possible.»
Cœur tendre
Vers minuit, Medja parque son chariot et rejoint ses collègues pour manger (lui, un petit plat concocté par son épouse), échanger, discuter... Avec l’oreille aux aguets pour pouvoir intervenir prestement lorsqu’une patiente les sonne. «Aucune nuit ne se ressemble. Certaines sont calmes, d’autres agitées, notamment les jours suivant la pleine lune.» Après cette pause, il refait un petit tour des chambres sur la pointe des pieds, histoire de vérifier que tout va bien. Par la suite, il en effectuera encore deux, à 3h et à 6h. «Si on constate quelque chose d’anormal, on doit tout de suite le signaler au médecin de la salle d’accouchement.»
Le reste du temps, cet accoucheur et père de deux jeunes enfants («Je n’ai jamais été aussi stressé que lors de leur venue au monde!») veille au grain et entre dans l’ordinateur tous les événements marquants. Comme un capitaine de vaisseau tenant son journal de bord. «Laisser une trace de notre travail est essentiel.» 7h. Tout le monde est sur le pont, au rapport. Une trentaine de minutes pour parler de nouveau de l’ensemble des personnes qui séjournent dans l’unité de post-partum.
L’équipe de nuit quitte la salle de réunion pour rejoindre les vestiaires. Les pleurs d’un nourrisson résonnent dans le couloir où nous nous trouvons pour la séance photo. «Ça me rappelle les accouchements. Vous savez, la sage-femme est souvent la première à voir le visage du bébé. C’est très émouvant cet instant où tu accueilles ce petit être, c’est un peu comme si tu participais à la création de la vie. Et le premier cri du nouveau-né, c’est un moment magnifique parce que tout le monde l’attend, c’est l’apothéose! Moi, j’ai toujours des larmes à ce moment-là.»
Medja retrouve ses habits civils. Il franchit la porte à tambour du bâtiment de la Maternité des HUG et se fond dans la ville d’un pas tranquille...
Parcours du combattant
Majaliwa Vyankandondera a grandi au Burundi dans une famille de 14 enfants. «J’étais l’aîné et, très vite, j’ai dû m’occuper de mes frères et sœurs.» Après l’école, il suit une formation d’infirmier généraliste pour «soigner ses proches et sauver le monde». Jeune diplômé, il est envoyé dans un centre de santé perdu au milieu de nulle part et doit se débrouiller avec les moyens du bord. C’est là qu’il accompagne ses premières parturientes.
Las, en 1993, une guerre civile opposant Hutus et Tutsis éclate dans son pays. Il se fait arrêter par une milice. Ses agresseurs veulent le tuer. Une mère s’interpose, le protège de son corps et de celui de son bébé. «C’était une femme que j’avais aidée à accoucher.» Elle lui permet de rejoindre un camp de réfugiés au Rwanda où il assistera des toubibs de Médecins sans frontières.
Medja dépose une demande d’asile dans notre pays au milieu des années 1990. Avec une seule idée en tête: devenir sage-femme! «C’était ma façon à moi de dire merci à cette dame qui m’avait sauvé la vie.» Comme ses diplômes ne sont pas reconnus, qu’il n’existe aucune équivalence, il suit des cours du soir et travaille à la plonge dans un hôtel le jour.
Lorsqu’il présente sa candidature à la Haute Ecole de santé de Genève, en précisant qu’il veut suivre la filière sage-femme, on le dissuade. Il s’obstine et finit par être admis. Les débuts sont durs. Il est observé, scruté. Une pétition visant à l’exclure circule même au sein des HUG où il effectue ses stages. Il faut dire qu’il était le premier mâle en Suisse à s’aventurer sur ce territoire jusqu’alors exclusivement féminin. «Etre un homme et avoir des origines africaines, ça faisait beaucoup, trop peut-être», rigole-t-il aujourd’hui.
Au final, sa détermination et sa motivation ont payé. Précurseur, il est devenu le premier homme sage-femme de notre pays. C’était en 2004. D’autres ont suivi son exemple depuis...