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Kurde de cœur, Suissesse de tête

Cira Hamo
© Olivier Vogelsang

Du travail humanitaire à l’expression artistique, Cira Hamo rêve de sublimer le réel.

Du maquis kurde irakien aux bancs universitaires lausannois, Cira Hamo compose avec ses différentes identités, entre art et politique.

Cira Hamo nous donne rendez-vous dans un café lausannois, le temps du cours d’informatique de son fils de 8 ans. Une heure trente à disposition pour cette mère de deux enfants, dont la petite dernière n’a que 14 mois, et qui jongle entre son poste de formatrice d’adultes et une formation en arts plastiques… Un quotidien intense pour celle qui s’adonne aussi à la photographie. Elle a notamment exposé au centre socioculturel de Pôle Sud, en janvier, des images prises dans son chez-soi. «Du “petit-micro-banal” pour sublimer la réalité, suspendre certains moments et les élever», souligne-t-elle. Reste que l’aventure avec un grand A lui manque. Remontant aux sources de son besoin d’adrénaline, elle évoque sa prime enfance. Née dans le Kurdistan irakien en 1981, elle passe les sept premières années de sa vie dans le maquis, à se déplacer avec sa famille, de village en village. «Mon père était dans la résistance kurde, partisan du PDK; ma mère issue d’une famille bourgeoise était pour un Kurdistan autonome tout en aimant beaucoup la culture et la langue arabe. Elle a suivi son mari par amour et par désir d'indépendance vis-à-vis de sa vie citadine et conventionnelle. Et puis, rester en ville aurait pu nous mettre en danger, les prises d’otage n’étant pas rares.»

La mémoire familiale
Les souvenirs d’enfance, Cira Hamo les décortique. «Avec le temps, ils se reconstruisent, se réinterprètent. Ils sont basés sur mes ressentis, mais aussi sur les photos et les récits de ma mère. Celle-ci n’a jamais cessé de raconter pour transmettre la mémoire familiale.» 
La quadragénaire se remémore cette vie pleine de solidarité. «Je n’ai jamais manqué de rien. Les villageois nous entouraient de bienveillance. Comme tout enfant, je crois, je me sentais invincible. Même si le danger était partout, cela ne pouvait pas me concerner. Je me souviens avoir vu un avion au-dessus de ma tête que je bravais sans peur. Alors que ma mère hurlait de me mettre à l’abri…» 
En 1988, la famille quitte le pays pour trouver refuge dans un camp en Turquie. Elle échappe de peu aux attaques chimiques au gaz du gouvernement de Saddam Hussein: le massacre de Halabja a tué plus de 5000 Kurdes, la campagne génocidaire Anfal qui a perduré tout au long de l’année fera beaucoup plus de morts et détruira la majorité des villages. 
«Je me souviens du froid glacial la première nuit de notre arrivée. Nous n’avions qu’une seule couverture pour six: mes parents, dont ma mère enceinte, mes frères, ma sœur et moi. Nous sommes restés dans ce camp de réfugiés un an et demi. Les conditions de vie étaient extrêmement précaires, mais ma mère était très attentive à nos besoins et avait vendu la plupart de ses bijoux pour ne pas être dépendants de l'aide humanitaire. Il n’y avait pas d’école, mais mon père nous a initiés à l'alphabet latin, à l'histoire kurde et aux échecs.» 
La famille Hamo demande l’asile dans plusieurs ambassades. Les deux premières à répondre positivement sont celles de l’Australie et de la Suisse. «Mon père a choisi de venir ici pour rester plus proche de sa terre natale.» 

Tout recommencer
A 9 ans et demi, Cira arrive à Yverdon (avant que sa famille ne s'installe à Lausanne en 1998). Le pays l’étonne par sa verdure et sa propreté, et les supermarchés par leur abondance de produits. Elle qui n’est jamais allée à l’école entre pour la première fois dans une salle de classe. «Le choc de la langue a été saisissant. Mais ce qui a été le plus difficile, c’était de n’être plus rien. Je crois que beaucoup de migrants vivent ce sentiment d’amoindrissement. C’est comme si j’étais née à 9 ans. Au Kurdistan, on faisait partie d’une famille, d’un clan… J’ai dû tout recommencer.»
Après des années de brillantes études, un master en sciences politiques en 2008 et une thèse intitulée La question kurde dans le cadre du fédéralisme irakien, elle postule dans l’humanitaire, par idéal, mais aussi par lassitude de la trop tranquille Suisse. «J’avais besoin de retrouver une vie plus intense et trépidante, sans sécurité», confie-t-elle, en souriant. Chargée de projets, dans les domaines de la protection des femmes et des enfants dans des ONG et des instances onusiennes (ONU Femmes, UNFPA, UNHCR), celle qui incarne le féminisme dans son quotidien, travaille en Egypte, au Maroc, en Ethiopie et en Irak aussi. Car, entre-temps, la réfugiée est devenue Suissesse et la chute du régime de Saddam a permis la création d’un Kurdistan autonome.

Une deuxième intégration
C’est sa première grossesse qui la ramène à Lausanne. «Ce n’est pas facile d’être dans l’humanitaire avec des enfants. Cela reste un métier très genré, très masculin. J’ai dû me réintégrer et réapprendre à vivre ici.» Dans ce processus, l’art est son allié. Autodidacte, Cira Hamo n’a jamais cessé de dessiner et de créer, à l’instar de ses deux sœurs également artistes, l’une créatrice de vêtements et l’autre musicienne. Lors de ses différentes missions, elle a d’ailleurs exposé, notamment à Erbil dans le Kurdistan irakien une œuvre intitulée Circuit d’exil qui parle du processus migratoire. «Je suis partie de mon souvenir des premiers feux d’artifice entendus en Suisse. J’ai cru que c’était des armes… et beaucoup de flashs de mon enfance me sont alors revenus.» Si un seul et unique Kurdistan lui semble aujourd’hui impossible, elle croit au fédéralisme dans le cadre d’un processus démocratique. Quant aux politiques migratoires, elle milite pour un retour au mouvement naturel. «Il y a toujours eu des migrations. Avec les politiques actuelles, on bloque tout.»
Entre art et politique, entre ses origines kurdes et sa vie en Suisse, elle résume: «Mes dualités sont multiples. Je crois que je suis Kurde de cœur et de corps, et Suissesse de tête. Ma partie cérébrale et politique vient de ma culture européenne, et ce qui est plus sensoriel de mes origines kurdes. L’art qui, selon moi, doit transcender nos contradictions et nos différentes identités et représentations, me permet le va-et-vient. Au travers du dessin, je peux rendre sensibles mes opinions politiques ou du moins mes préoccupations.»