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Exercice d’autoportrait collectif («Je n'aime rien»)

Petit texte en forme de portrait collectif en ce mois de mai 2024, pour décrire notre époque et la situer parmi les antérieures et les futures. Quelques lignes sur vous-même qui lisez ce journal, mais aussi sur celles et ceux qui ne le lisez pas, c'est-à-dire sur quiconque et moi-même en passant – en notre qualité de figures habitant ce monde qui nous ballotte sans relâche dans un jeu d'influences spectaculaires et d'influences insidieuses. Voici donc.
Les temps sont modernes et je suis l’humain pétri de renseignements électroniques, simulacres azurés d’un monde que je méconnais dans sa substance et sa durée. La scène de mes jours est normale au point d’être blanche et blanche au point d’être déserte, c’est-à-dire déserte au point d’être offerte à la fiction – mais la création poétique m’est refusée faute de lenteur intime et de gravité.
Je suis sans âge et mon passé s’écrase en lui-même comme un paysage observé dans un téléobjectif. Le spectacle universel est beau comme une toile cirée. Je ne pars en voyage que pour épaissir mon indifférence à l’endroit de mes congénères, qui sont mécaniquement théâtralisés dans le hall des gares ferroviaires et des aéroports. Je ne pressens dans le désir amoureux que l’hypothèse volatile d’une consommation sans mémoire et sans enjeu. Je suis dépourvu de conscience politique et n’admire les gouvernants que lorsqu’ils nimbent de rhétorique caricaturale le jeu louvoyant de leurs ambitions.
J’aime mon corps en ce qu’il m’abrite du regard d’autrui. Je suis fasciné par le téléphone qui m’épargne toute présence physique d’interlocuteurs, et m’offre la nuit de sa perfection technique pour la zébrer de conversations livides comme des cicatrices. Je n’envisage la mort qu’irisée, pulvérisante et symétrique à la dépossession qu’aura constituée mon existence – au point de l’annuler royalement. Et j’aime l’avion parce qu’il me révèle l’ennui figé du globe terrestre et l’indigo fatal des espaces altiers.
Je mange indépendamment de tout appétit biologique et de toute culture gourmande, parfois goulûment et parfois chichement, parfois lentement et parfois vite, arpentant à bouchées inégales le décor prévisible des arômes, des textures et des apprêts. Je contemple la mer comme la résultante ironique du vent, des vagues et des siècles. J’aime la prostitution des ordures sur les trottoirs citadins.
J’ai peu d’amis capables de s’ouvrir au vertige du partage, au point de saisir toute parole d’autrui comme une convulsion presque accidentelle de son savoir et de son rêve. Je salue le miroir de ma salle de bain comme le lieu le plus sociable de ma propre réalité, et la musique de mes disques comme la plus magnifique impossibilité de récuser les chagrins du monde. Je participe à la mécanique des modes et des contre-modes à l’instar de la truite qui s’établit dans les courants du torrent pour s’y faire voir à l’œil innombrable, terroriste et rond de ses congénères.
Je regarde les glissières d’autoroutes comme de tranchantes et maternelles balises entre lesquelles céder aux arrachements natifs de la vitesse. J’éprouve les déceptions qui m’adviennent comme les marques de mon progrès vers l’état d’une désolation personnelle, c’est-à-dire comme celles de mon accoutumance au pire, c’est-à-dire comme celles de ma résistance idéale à l’adversité de cette existence. Il m’apparaît plus somptueux d’être objectivement seul que de l’être en présence de quiconque.
J’aime sans oser m’en rendre compte que la folie de tout belligérant actuel tende à l’absolu sanguinaire, en le distinguant ainsi des incantations commercialisées par l’ordre politique auprès des peuples. J’aime la métaphysique des motels, leur similicuir unanime, leurs rideaux crevés, les criquets qui se frottent les élytres parmi les papiers gras alentour, ce précaire et ce minable bricolés au flanc des niagaras bitumineux où l’Europe des transitaires minéralogisés se pisse elle-même.
J’aime aussi le trafic des mots qui klaxonnent au carrefour citadin des discours majoritaires. Je pense aux mères comme à des cavernes où fermentent la fougère et le regret, et je savoure les scénarios cinématographiques comme les traces d’une illusion qui fait danser celle de ma propre vie. J’aime le marbre où chatoie le deuil et la danse des chats. J’aime le métal qui tranche les reflets et caresse les chairs. J’aime les nuages du soleil couchant qui vont et saignent le soir, et décorent le bal de l’indifférence cosmique où s’enfoncent mes douleurs.
J’aime que la fin du siècle soit plus proche de moi que n’ont su demeurer mon enfance et celle du monde. J’aime qu’elle vienne bientôt me soulager de leur effacement. Je n’aime rien.