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En communion avec l’instant présent

Christine Demière devant une sculpture en cours de création.
©Thierry Porchet

«Quand je sculpte, j’ai le sentiment d’être en relation avec quelque chose de plus grand, qui me dépasse», confie Christine Demière.

La sculptrice Christine Demière a fait de son art la pierre angulaire de son existence. Et de la nature, une source inépuisable d’inspiration et d’émerveillement.

Un imposant et énigmatique cadran d’horloge, dépourvu d’aiguilles, habille le mur extérieur de l’atelier de Christine Demière. Face à l’entrée, une sculpture abstraite aux circonvolutions et formes structurées titille l’imaginaire. Des poules, crête altière et œil vif, picorent alentours. Un chat, connu de l’artiste, vient quémander quelques caresses avant de poursuivre son bonhomme de chemin. C’est au cœur de ce décor et de cette ambiance, dans la campagne encore frissonnante de Signal-de-Bougy en ce petit matin d’avril, que la maîtresse des lieux nous accueille. Avec gentillesse, générosité et un soupçon de stress. A l’ombre d’un tilleul en frondaison, autour d’une table gourmande entre café et gâteau, la native de Genève, installée en terre vaudoise, lève un pan de voile sur son existence. Et évoque son amour de la sculpture. Un art qui, souligne-t-elle, s’est imposé comme une évidence, une révélation. 

Miracle de la vie
«Il a donné un sens à mon existence. Je ne peux pas vivre sans sculpter, sinon je dépéris», soutient Christine Demière d’un ton assuré, ses yeux d’un bleu perçant semblent encore renforcer l’affirmation. Au bénéfice d’une solide formation artistique acquise dans la ville du bout du lac, la créative de tout juste 60 ans, mariée et mère d’un grand fils, explique puiser son inspiration dans la nature. Etres, animaux, végétaux, énergies... nourrissent ses œuvres. Et lui suggèrent une série de compositions le plus souvent abstraites, même si le figuratif n’en n’est pas banni. A l’image d’aériennes et gracieuses femmes-nuages aux courbes pleines, sensuelles, voluptueuses, comme autant de déesses-mères tissant d’imperceptibles liens avec le monde de l’invisible. Christine Demière les associe au miracle de la vie, à des ambassadrices d’un message d’amour universel, à une forme de spiritualité guidant sa démarche. Et estime qu’une part de sacré anime chacun d’entre nous. «Quand je sculpte, j’ai le sentiment d’être en relation avec quelque chose de plus grand, qui me dépasse. De faire partie d’un tout. J’entre en communion avec l’instant présent. Intense!» précise la jeune sexagénaire, aussi sensible à la perspective de s’inscrire dans une lignée d’artistes, de laisser une trace au-delà de son passage sur Terre et d’une seule routine. Un quotidien qui peut néanmoins lui souffler différentes idées. En témoigne sa production artistique de... pommes de terre.

La pomme de terre, bonne à tout faire
«J’avais dans mon frigo des patates qui avaient germé, formant de fascinantes sculptures.» Une image qu’elle va reproduire et décliner dans plusieurs créations dont le réalisme, loin d’enfermer le regard, propose encore d’autres champs de lecture. «Chaque sculpture raconte une histoire. Les tubercules me font découvrir une nouvelle relation à la terre. Elles m’amènent à parler de la vie en sondant un nouveau langage sculptural par leur extraordinaire diversité, leurs périples historiques, de curieuses anecdotes...» La Vaudoise d’adoption consacre également son temps à la réalisation d’abstraites formes structurées, organiques, évoquant pour qui un végétal, pour qui un minéral, pour qui un spécimen du monde animal... Une perméabilité entre les sujets revendiquée par la sculptrice aimant le caractère exploratoire de la démarche et son résultat suggestif. Et toujours en restant fidèle à la colonne vertébrale de son travail, cette nature avec un grand N et ses cycles qui ne cessent de l’émerveiller. Mais aussi d’alimenter son dépit face aux atteintes qui lui sont portées. 

Héros modernes
«Je n’arrive pas à comprendre cette absence de volonté de la protéger, ce manque de prise de conscience. Le jour où la nature disparaîtra, tout disparaîtra. Sa destruction entraînera la nôtre en plus de sa beauté», soupire Christine Demière, qui se sert de son art pour exprimer ses ressentis comme elle l’a fait avec ses personnages en béton aux allures mythologiques incarnant des zadistes engagés dans la défense de la colline du Mormont. «Ce sont des héros de l’histoire contemporaine. Et pourtant, on les a maltraités, jugés, condamnés. La nature est ce que nous avons de plus précieux, hormis les liens de bienveillance. Elle devrait être notre cheval de bataille en permanence», insiste l’artiste, qui rêverait de gagner au loto pour acquérir des terrains qu’elle laisserait alors vierges. Elle note encore que, si elle ne s’était pas tournée vers la sculpture, elle aurait volontiers exercé un métier en relation avec la gestion et la valorisation des déchets. 

Fascinée par Camille Claudel
Se ressourçant dans ses balades, auprès des siens, et en pratiquant le yoga, Christine Demière associe le bonheur à une forme de sincérité, à la faculté d’être soi-même, au respect mutuel. Et estime bénéficier de beaucoup de chance – aussi pour être née en Suisse – même si la voie choisie s’avère parfois difficile. «Je ressens de la gratitude envers la vie. Je la remercie tous les jours.» Sensible à toutes ses manifestations – le retour du printemps, des rais de soleil perçant à travers les vitres, la déambulation de ses poules, etc. – Christine Demière évolue entre optimisme et pessimisme. Son travail, facteur de sens, l’aide toutefois toujours dans les moments plus difficiles. Questionnée sur une personne qu’elle aurait aimé rencontrer, l’artiste, empathique, mentionne la sculptrice Camille Claudel. «Une femme talentueuse, extraordinaire, qui a vécu dans l’ombre de Rodin tout en étant sa muse et sa maîtresse. Elle terminera sa vie coupée de tout, dans un asile. Un triste destin. J’aurais envie de la consoler.»
Le soleil a pris plus largement ses quartiers, jouant de son éclat sur la montre sans aiguilles. La matinée touche à sa fin. Avant de prendre congé, Christine Demière présente la sculpture sur laquelle elle travaille actuellement: un nuage en béton tombé du ciel. Tout un symbole...