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De chair et d'électronique: voilà peut-être le travailleur du futur

Les nouvelles technologies vont-elles améliorer nos vies professionnelle et sociale ?

Ouvrir une porte, allumer la lumière ou manier une main robotisée sans faire un geste: voilà quelques-uns des résultats obtenus par le professeur anglais Kevin Warwick, le premier être humain à avoir greffé une puce électronique dans son corps. Daniela Cerqui, anthropologue neuchâteloise, a suivi l'expérience. Critique, elle soulève les questions éthiques posées par la fusion de l'homme avec la machine et s'interroge sur l'évolution des nouvelles technologies dans le monde du travail.

Certains chercheurs voient dans l'évolution des technologies une manière d'améliorer l'être humain. Soit dans un dessein thérapeutique, comme le permettent par exemple déjà aujourd'hui les stimulateurs cardiaques, soit dans le but d'élargir ses capacités et performances. Une dernière voie explorée par le professeur Kevin Warwick qui, dans son laboratoire en Angleterre, a joué les cobayes en implantant dans sa chair une puce électronique (voir encadré). Une expérience suivie dans les années 2002 à 2006 par Daniela Cerqui. Aujourd'hui, cette anthropologue de 40 ans enseigne à l'université de Lausanne mais a maintenu le contact avec le scientifique. But de sa démarche: mesurer les implications sociales et culturelles de la fusion entre l'homme et la machine.

Les puces prolifèrent
«Jusqu'où peut-on tolérer des implants? Vers quel type de société nous orientons-nous si nous poussons cette logique à l'extrême?», questionne Daniela Cerqui, relevant la vitesse à laquelle les puces électroniques se sont banalisées. En quelques années, ces dernières ont ainsi envahi nos espaces, qu'elles servent à identifier un animal de compagnie, à collecter des données ou à suivre la traçabilité d'un produit. Une discothèque à Barcelone propose même à ses clients des radio-étiquettes sous-cutanées utiles à leur reconnaissance et au paiement de leurs consommations. Cette évolution nous rapproche invariablement du cyborg, créature mi-humaine, mi-machine, qui pourrait bien, à terme, quitter définitivement les coulisses de la science-fiction pour se fondre dans notre réalité. «Quand on parle de cyborg, on pense souvent à Terminator. En fait, ce mot est apparu dans les années 60. Il a été donné par un scientifique qui s'interrogeait sur les moyens d'améliorer l'organisme humain afin qu'il s'adapte aux voyages dans l'espace et à la vie extra-terrestre.»

Entre réparation et amélioration
Améliorer... Banal au premier abord, le terme, en matière d'expérimentation, revêt une importance particulière car il est susceptible de déverrouiller moult portes. Au-delà de toutes considérations éthiques. Loin des seules questions de santé. De quoi inquiéter la spécialiste. «Un glissement s'est opéré dans la recherche. Au départ, celle-ci avait pour but d'explorer le potentiel des nouvelles technologies en vue de leur développement thérapeutique et non d'accroître des performances. De la réparation, on est passé à l'amélioration», observe l'anthropologue citant en exemple une expérience impliquant des pilotes de chasse. «Des études sont actuellement conduites pour tenter d'élargir leur vue à 120 degrés de leurs possibilités. Si elles aboutissent, une vision normale sera désormais considérée comme un handicap. Voir plus, plus loin, c'est forcément mieux.»

Discriminations à la clef
Les développements techniques continueront à modifier l'organisation générale du travail. Mais dans quel sens? Là encore, Daniela Cerqui s'interroge sur les valeurs qui s'expriment dans les technologies, au-delà de leur impact, et la place réservée au bout du compte à l'humain. «Notre société est essentiellement fondée sur des critères de rentabilité, de rationalité. C'est la raison d'être des machines, considérées comme plus efficaces que les êtres. Au regard des motifs de rendement qui prévalent à leur usage, vont-elle vraiment influencer positivement nos modes de vie ? On peut en douter» déclare Daniela Cerqui sceptique sur l'éventuelle éclosion d'une civilisation des loisirs. «Quant aux travailleurs, outils imparfaits, ils seront demain peut-être appelés à se greffer des implants pour augmenter leurs capacités. Mais tous ne pourront se les offrir. Avec de nouvelles discriminations à la clef.»

Un monde de cyborgs?
Ni passéiste ni technophobe, Daniela Cerqui juge nécessaire de tirer la sonnette d'alarme. Avec d'autant plus d'énergie que notre capacité à nous adapter aux changements, sans nous demander où ils nous mèneront, est forte. Pour s'en convaincre, il suffit encore de voir avec quelle rapidité ordinateurs, téléphones portables, réseaux Internet sont entrés naturellement dans nos vies. «Nous devons débattre de l'impact de la robotique dans ses répercussions éthiques et sociales». Un souci partagé par la Commission européenne qui, avant de se lancer dans le financement de nouveaux projets, demande des expertises tenant compte de ces critères. Daniela Cerqui fait partie de son réseau de conseillers et n'oublie jamais que, si les technologies sont porteuses de progrès, elles peuvent aussi s'avérer largement aliénantes et parfaitement inégalitaires. «Et pour cause. Leurs buts n'ont pas été clairement formulés.» Mais doit-on vraiment redouter l'avènement d'un monde dépourvu de toute humanité et qui serait peuplé de personnes de chair et d'électronique? «Tout dépend de la manière dont on définit l'humanité. Une seule certitude: le corps et l'émotionnel sont aujourd'hui largement dévalorisés au profit du cérébral. Des scientifiques promeuvent même une disparition des humains qui seraient remplacés par des organismes plus évolués. Selon ceux-ci, nous ne serions qu'une étape sur la voie de l'évolution. Alors...»

Sonya Mermoud



Rencontre du troisième type...

Sans ressembler à Terminator, Kevin Warwick est le premier cyborg de l'histoire. C'est du moins comme ça qu'il se considère. Directeur du laboratoire de cybernétique de l'université de Reading en Grande-Bretagne, l'homme s'est, en 1998, greffé une puce électronique dans le corps. Celle-ci lui permettait par exemple d'ouvrir la porte de son bureau sans effectuer un geste; une voix identifiant sa présence lui souhaitait le bonjour... En 2002, le scientifique pousse encore plus loin l'expérience et s'implante une nouvelle puce, cette fois-ci connectée à son système nerveux. «Une intervention nécessitant une grosse chirurgie», précise Daniela Cerqui qui a suivi tout le processus. Plus perfectionné que le premier, ce dispositif se caractérise par sa faculté de recevoir des informations et non plus d'en donner seulement. Manipulation par la pensée d'une main robotisée dans son laboratoire puis outre-atlantique, via une impulsion nerveuse transmise par Internet; ouverture et fermeture de la lumière usant des mêmes méthodes... Le cybernéticien explore le champ de la communication du cerveau à la machine avant de se lancer dans une ébauche de télépathie: des électrodes placées dans le bras de son épouse lui permettent d'échanger des signaux neuraux avec cette dernière. Pour Kevin Warwick, ce résultat constitue un premier pas dans la transmission de pensées. Cobaye dans le mariage du biologique et de l'électronique, le professeur britannique poursuit ses expériences. Il estime que l'ère de la machine intelligente a déjà commencé; que l'homme du 21e siècle, grâce à des automates connectés, verra ses capacités largement augmentées. En d'autres termes, il annonce l'avènement d'un super-humain ou post-humain. Quelle que soit la crédibilité que l'on accorde à ces prévisions, Daniela Cerqui juge de son côté indispensable d'ouvrir le débat et de confronter des idées. «Nous devons parler de ce qui se trame dans les coulisses de la recherche. Kevin Warwick est peut-être un illuminé dans un laboratoire, il montre néanmoins la voie dans laquelle on s'engouffre. Est-elle acceptable et jusqu'où?»

SM