Les cordistes réalisent des travaux en hauteur, difficiles d’accès, sans utiliser d’échafaudage ou de nacelle. Reportage le nez en l’air, les yeux rivés sur les combles de la cathédrale de Fribourg, où des ouvriers acrobates tutoient le vide...
Rendez-vous au pied de la cathédrale de Fribourg, théâtre de l’intervention. Avec leur T-shirt vert émeraude imprimés d’un Vertical Access, du nom de l’entreprise qui les emploie, Jordan Furlan, 26 ans, et Maël Dubois, 38 ans, sont facilement identifiables. Les présentations effectuées, un rapide café à une terrasse voisine permet de s’informer sur la nature du travail des deux cordistes et leur trajectoire professionnelle. Au terme de ce premier défrichage, les ouvriers acrobates nous invitent à les suivre dans l’imposant édifice gothique. Le duo gravit d’un pas alerte le sombre et étroit escalier en colimaçon menant au faîte de la tour. Et s’arrête avant d’atteindre le sommet, au deuxième étage. Trousseau de clefs en main, Maël Dubois déverrouille une porte latérale, ouvrant sur une salle inaccessible au public. Une pièce dans les combles où deux cordes pendent mollement dans le vide. «Nous avons démarré le travail hier. Nous vérifions les points d’ancrage fixés dans les murs, permettant notamment de procéder au contrôle des gaines électriques. Une surveillance qui doit se faire chaque année.»
La sécurité avant tout
Jordan Furlan et Maël Dubois s’équipent de leur casque et de leur harnais, muni d’une assise. «Un petit banc personnel bienvenu pour diminuer la charge dans le dos», expliquent-ils. Paré, le plus âgé entame l’ascension. Dans un mouvement de léger balancier équilibrant l’effort entre la force des bras et des jambes. Accompagné du cliquetis de mousquetons et autre matériel pendant à la ceinture. Avec une agilité éprouvée, il se hisse jusqu’au plafond, à plus de quinze mètres du sol. Et domine désormais son monde. «On se sent un peu comme un roi», lance-t-il, alors que résonnent les cloches de la cathédrale égrenant les heures. Du haut de son perchoir, l’acrobate montre des ancrages alentours qu’ils ont déjà examinés. «Nous nous sommes assurés de leur résistance à l’aide d’un testeur d’arrachement.» Resté au sol, Jordan Furlan ne lâche pas son collègue des yeux, prêt à intervenir au besoin. «Nous œuvrons toujours en binôme, question de sécurité. Nous installons systématiquement deux cordes, deux points d’accroche pour pallier un éventuel oubli, limiter les risques si on rencontre par exemple un angle coupant...» La sécurité dans le domaine, affirment les cordistes, va au-delà de celle pratiquée dans la construction. «On court moins de risques dans notre métier qu’en roulant tous les jours sur une autoroute.» La concentration reste aussi essentielle, même après des années de pratique.
Adrénaline au rendez-vous
Titulaire d’un CFC de maçon, Jordan Furlan opère comme cordiste depuis huit ans. Ses années d’expérience ne l’empêchent pas de ressentir toujours de l’émotion au début d’un chantier. «Surtout quand il faut monter très haut. Ou quand on n’a pas pratiqué une semaine ou deux.» Même prudence observée par son acolyte, en couple et père d’un garçon de 5 ans. «Si on n’a plus une certaine adrénaline, c’est là qu’on risque de faire des conneries», note celui qui comptabilise de son côté quinze années de service. Et Maël Dubois d’ajouter: «On n’oublie jamais que, si on tombe, on chute une seule fois. C’est un peu cru, mais c’est la réalité.» Les deux hommes férus de sports – entre snowboard et skate pour le trentenaire et canyoning, kitesurf et escalade pour son collègue – précisent encore apprécier le côté aventurier de leur activité, en raison de la variété des lieux où ils opèrent. Et cela alors qu’ils agissent là où un échafaudage ou d’autres moyens d’élévation ne peuvent être mis en œuvre. «C’est un métier-passion», déclarent-ils, soulignant encore l’ambiance particulière qui règne dans le milieu marqué par une «culture de l’ouverture et l’amour des sports extrêmes».
Un défi permanent
La démonstration de leur activité passera encore par l’accrochage de sangles potentiellement utilisées lors de déplacements dans les travaux en hauteur. Dans une chambre plus élevée où de magnifiques cloches dorment dans un écrin de charpente, Jordan Furlan joue à son tour l’homme-araignée, évoluant avec la même aisance que son homologue le long d’une poutre. Si le métier offre l’avantage d’opérer dans des environnements hors du commun, il ne peut s’exercer sans une bonne condition physique. «Je commence à ressentir le poids des ans. Je retournerai peut-être dans la menuiserie. Je n’imagine pas rester dans cette profession jusqu’à 50 ans», indique Maël Dubois. Jordan Furlan écarte, pour sa part, l’idée de renouer avec son travail premier de maçon. «Trop monotone. J’apprécie l’aspect technique du job actuel, la variété des chantiers, la nécessité de trouver des solutions pour accéder en toute sécurité aux lieux d’intervention. Un défi permanent. A terme, je pourrai me diriger vers la formation de cordistes.»
Parcours ascensionnel: un fondateur audacieux et passionné
Créé en 2009, Vertical Access, c’est d’abord l’histoire d’une passion et d’un homme, Jean-Pascal Charpilloz (photo Thierry Porchet). Ce féru de grimpe de 41 ans, rencontré à Semsales (FR), dans les vastes locaux de l’entreprise qu’il a fondée et codirige, revient sur son parcours. Un chemin qui l’a conduit aujourd’hui à la tête d’une société comptant 80 employés, des succursales à Genève et en Valais, et proposant des prestations élargies: travaux en hauteur (de 40 à 50 employés), formation, santé et sécurité, architecture et maçonnerie.
L’homme, titulaire d’un master en sciences du sport et d’un autre en pédagogie, commence durant ses études par proposer ses services de cordiste. Et se charge notamment de nettoyer des cages d’escaliers. Un moyen de concilier son amour de l’escalade et de gagner un peu d’argent de poche. De fil en aiguille, les mandats se multiplient. Et le poussent à professionnaliser ses prestations. A 26 ans, au terme de son cursus universitaire, le Fribourgeois crée Vertical Access avec un associé qui, quelques années plus tard, quitte le navire. Pas de quoi le décourager. «J’ai alors mis toutes mes forces dans le projet. Je restais seul maître du jeu, poussé par mon esprit d’entreprendre et le plaisir de pouvoir éprouver à travers mon travail des sensations semblables à celles procurées par des sports extrêmes», raconte le sympathique et décontracte quadragénaire, puisant un fruit dans une corbeille bien garnie offerte deux fois par semaine à ses salariés. Et d’ajouter: «Quand on se trouve par exemple sur un toit, surplombant la ville, on ressent des sensations qui prennent aux tripes, évoluant dans un environnement hors du commun. Et puis, le cordiste mène un peu une vie d’aventurier, changeant très régulièrement de lieux d’intervention. Aux antipodes d’un travail répétitif d’opérateur sur une chaîne de production.»
Jean-Pascal Charpilloz n’a toutefois plus guère l’occasion d’aller sur le terrain. Il maintient néanmoins ses compétences à niveau, appelé, comme les autres cordistes, à revalider chaque trois ans ses acquis. Marié et père de quatre enfants, celui qui a envisagé à un moment de devenir guide de montagne, bénéficie aussi de moins de temps pour se consacrer au sport. Et s’il fait toujours du vélo, il a, pensant à sa famille, renoncé à l’alpinisme en raison des risques liés à la pratique. «Je reste fier du chemin parcouru. Mais je ne suis pas seul, je peux m’appuyer sur des personnes fiables, compétentes. Et je suis particulièrement heureux de créer de l’emploi, d’imaginer que des familles partent en vacances grâce au travail généré. C’est ce qui me touche le plus», affirme Jean-Pascal Charpilloz, ayant grandi auprès de parents engagés dans le social. Et soucieux de la qualité des relations humaines dans l’entreprise. «Un des maîtres-mots, avec la sécurité et la performance», indique-t-il, ravi encore de préciser qu’il n’y a que peu de turn-over, que les salaires ont été indexés après le Covid, et que les tarifs des cordistes se basent sur la Convention collective de travail du second œuvre. Sans oublier les possibilités d’évolution et de reconversion.
De nombreuses cordes à leur arc...
Installation de lignes de vie, débouchage de cheneaux, remplacement de pièces, nettoyage de panneaux photovoltaïques, etc., les cordistes remplissent des missions variées. Et sont susceptibles d’intervenir dans quatre environnements distincts. La majorité des mandats, à Vertical Access, se déroule dans les secteurs de l’industrie, de la pharma, de l’horlogerie et de l’agroalimentaire. Les professionnels des travaux en hauteur y effectuent des tâches multiples: maintenance sur des machines de production, changements de filtres, de disques, de freins, montage et démontage de tuyauterie, modifications d’installations, etc.
Dans l’espace urbain, les travaux les plus fréquents portent sur le nettoyage de surfaces vitrées et de façades. Mais les commandes peuvent également englober le montage d’un drapeau, la réfection d’un joint de dilation, la pose de systèmes antivolatiles, comme les piques antipigeons, etc.
Les offices responsables d’ouvrages d’art recourent également aux cordistes pour procéder à des analyses en matière de sécurité. Carottages et relevés divers lors de dégradations d’infrastructures comme des ponts – on pense à la catastrophe de Gênes qu’un entretien adéquat aurait pu éviter –, vérifications de serrage de boulons, analyse de risques à la suite de tremblements dus au trafic, de corrosions...
Enfin, dernier terrain d’intervention: le milieu naturel. Il s’agira alors de purger par exemple des falaises menaçant de s’effondrer, de provoquer la chute d’éléments instables, de stabiliser des terrains, de fixer des filets de protection, des paravalanches, etc. Et, plus rarement, d’aménager des vias ferratas.
Formation sur mesure
Ne deviennent cordistes à Vertical Access que les personnes titulaires d’un CFC. «Il faut disposer au départ d’un vrai métier comme maçon, charpentier, menuisier», précise Jean-Pascal Charpilloz, fondateur et codirecteur de l’entreprise. Les travailleurs intéressés devront ensuite suivre une formation spéciale, validée par la Suva. Cette dernière comprend trois niveaux d’une durée d’une semaine chacun, pour ceux qui souhaitent maîtriser le processus de A à Z: la première semaine porte sur le travail en suspension par corde, mais celle-ci ne sera pas fixée par l’apprenant. Au terme de 12 mois d’activité et 1000 heures d’expérience, le candidat a la possibilité de passer au deuxième niveau. Il se familiarisera alors avec l’installation d’ancrages et de cordes. Un an et 1000 heures d’expérience plus tard, il sera éligible pour le dernier module, qui implique des responsabilités accrues, intégrant l’analyse de risques. Tous les trois ans, les cordistes devront refaire une semaine de formation pour s’assurer du maintien de leurs acquis.
«Les qualités nécessaires pour exercer ce métier? Etre sain de corps et d’esprit. Se montrer lucide. Savoir anticiper. En hauteur, tout se complique», indique Jean-Pascal Charpilloz, précisant que les professionnels opèrent toujours en binôme. «On se surveille mutuellement et se prête assistance au besoin», conclut le responsable, notant que son entreprise n’a à ce jour jamais eu à déplorer d’accidents...