Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Au cinéma en septembre

Image tirée du film Gogo. Une vieille femme entourée d'enfants. Tous portent un uniforme d'écolier vert tilleul.

"La voix d'Aida" de Jasmila Žbanić, "Gogo" de Pascal Plisson et "La Pacifiste" de Matthias Affolter et Fabian Chiquet sont à découvrir dans les salles obscures


Celle qui donnait de la voix

A travers les yeux d’une femme prête à tout pour sauver sa famille, la réalisatrice bosnienne Jasmila Žbanić revient sur le massacre de Srebrenica perpétré en 1995. Un film poignant et indispensable qui questionne les capacités d’empathie et de solidarité des êtres humains

Image tirée du film.

 

Juillet 1995, Aida, une modeste enseignante d’anglais, travaille comme interprète pour les Nations Unies à Srebrenica. Cette commune de Bosnie, limitrophe de la Serbie, est alors placée sous le contrôle de l’organisation internationale. Quand les forces armées serbes assiègent la ville, Aida fait partie des milliers de civils bosniaques qui tentent de trouver refuge dans un camp de l’ONU à proximité. Au cœur de l’action et des tractations entre les casques bleus et les militaires serbes, elle traduit des informations capitales et décisives. L’interprète comprend rapidement que, pour la population bosniaque, la situation s’annonce alarmante et funeste. Refusant le fatalisme des uns et les promesses des autres, elle va dès lors se démener et tout mettre en œuvre pour protéger son mari et ses deux fils en jouant de son statut de privilégiée.

Née à Sarajevo en 1974, la réalisatrice bosnienne Jasmila Žbanić propose, avec La voix d’Aida, une fiction ayant pour toile de fond la réalité historique. Terrible traumatisme pour la cinéaste, comme pour tous les Bosniaques, le massacre de Srebrenica – un massacre systémique de plus de 8000 personnes – constitue le paroxysme de la guerre de Bosnie. Si la production a rencontré de nombreux obstacles tant financiers que politiques – plusieurs politiciens d’extrême droite continuent de nier l’existence du génocide – la réalisation a en revanche rencontré le soutien de toute une population – beaucoup de figurants étant eux-mêmes d’anciens prisonniers rescapés. De plus, neuf pays européens ont coproduit le film, soulignant ainsi l’universalité de son discours.

Plus jamais ça?

Soumis à un incroyable climat de tension, le long métrage, nommé pour l’Oscar du meilleur film étranger, s’apparente à un thriller. Et le spectateur, pris à la gorge, fera corps avec l’énergie folle de l’héroïne pour tenter de sauver sa famille. Mais La voix d’Aida vient surtout rappeler qu’un génocide s’est produit sous les yeux des Européens il y a moins de trente ans. Alors que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le souligne Jasmila Žbanić, «on avait tous répété inlassablement: “Plus jamais ça.”» Si le scénario porte un regard critique sur l’ONU et insiste sur la nécessité de renforcer une telle institution, il est également un vibrant plaidoyer en faveur de plus de solidarité et d’entraide. «Je voudrais que les gens repartent de la projection avec les émotions et les questions suscitées par le film, explique la réalisatrice. […] Même lorsque les institutions et les Etats nous abandonnent, nous avons toujours la liberté d’être en empathie avec les autres et de leur venir en aide. Nous sommes constamment animés par un sentiment d’égoïsme – et le capitalisme se nourrit de l’égoïsme pour survivre. Mais il mène notre planète et l’humanité tout droit à la catastrophe.» Et la cinéaste d’affirmer, pessimiste: «Si le génocide de Srebrenica se passait aujourd’hui, l’issue serait la même! L’Union européenne ne bougerait pas le petit doigt! Je trouve cela terrifiant.»

La voix d’Aida, de Jasmila Žbanić, sortie en Suisse romande le 22 septembre.


Celle qui voulait apprendre

Le documentaliste français Pascal Plisson dresse le portrait d’une Kényane qui, à passés 90 ans, se retrouve sur les bancs de l’école aux côtés de ses arrière-petites-filles. Un plaidoyer en faveur de l’éducation en compagnie d’une protagoniste drôle et attachante

Image tirée du film.

 

Dans une région agricole reculée du Kenya vit Priscilha Sitienei, dite Gogo. Née en 1923, elle a passé son enfance dans une ferme tenue par des colons. L’école est alors interdite aux filles. Depuis toute petite Gogo travaille aux champs et garde les vaches. On lui transmet également le métier de sage-femme. A 91 ans, 54 fois arrière-grand-mère et toujours illettrée, la Kényane décide d’intégrer l’école de son village. Elle devient ainsi la plus vieille écolière du monde. Son rêve: décrocher son certificat de fin d’études primaires, mais surtout s’instruire. Lecture, calcul, anglais, etc., Gogo prouve alors qu’il n’y a définitivement pas d’âge pour apprendre.

Tourné durant la quatrième année de scolarité de Gogo, alors âgée de 94 ans, le long métrage se focalise sur trois moments-clés: la rentrée des classes, un voyage éducatif et les examens finaux. «Rien n’est scénarisé», affirme le réalisateur français Pascal Plisson. Ce spécialiste du documentaire a ainsi capté le quotidien de la nonagénaire entre 2018 et 2019 sans forcément tout comprendre en raison de la barrière linguistique. «C’est à Paris qu’on a découvert les pépites de certains dialogues», explique-t-il. De plus, le cinéaste a fait le choix fort de monter son film sans voix off. Un procédé qui impose, selon lui, «un point de vue occidental». Ce parti pris permet donc de refléter au mieux la réalité et de laisser toute la place aux protagonistes. «Ces gens n’avaient jamais été filmés, la caméra ne représente rien pour eux», poursuit Pascal Plisson pour expliquer comment il a réussi à se fondre dans cet univers.

L’éducation, un bien précieux

Bénéficiant de sublimes images, notamment lors du voyage scolaire dans la réserve naturelle du Masai Mara, le film propose également quelques scènes cocasses. Par exemple lorsque la vieille dame rabroue, pour sa lenteur, l’entrepreneur en charge de la construction d’un dortoir supplémentaire. Une construction qui doit permettre à de nouvelles élèves trop éloignées de l’établissement de loger à l’internat. Car, au-delà de l’idée pittoresque de mettre en scène une nonagénaire en uniforme vert tilleul sur les bancs de l’école, le documentaire se veut un plaidoyer en faveur de l’éducation des filles. «Gogo n’est pas allée à l’école par hasard, explique Pascal Plisson. Il y a cinq ans, elle s’est rendu compte que ses propres arrière-petites-filles n’étaient pas scolarisées, parce qu’au Kenya, on s’occupe plutôt d’éduquer les garçons, et ça l’a indignée. “Puisque c’est comme ça, a-t-elle dit, je vais vous emmener avec moi.”» Parallèlement à sa scolarité, la femme mène aussi un combat en faveur de l’éducation des mères célibataires – souvent de très jeunes filles rejetées par leur famille. «Dans nos pays occidentaux, poursuit le réalisateur, nous avons souvent tendance à oublier que l’école est un droit accessible à tous. Mais il est des endroits dans le monde où l’éducation y est un bien précieux. A travers l’histoire de Gogo, je souhaite montrer le combat d’une femme qui s’est battue toute sa vie pour avoir une instruction.» Avant de conclure: «Si grâce à ce film, d’autres petites filles kényanes peuvent aller à l’école, on aura réussi.» 

Gogo, de Pascal Plisson, sortie en Suisse romande le 15 septembre.


Celle qu’on avait oubliée

Le documentaire animé La Pacifiste met à l’honneur Gertrud Woker, une scientifique bernoise du début du XXe siècle gommée de l’histoire. Un film original et créatif pour pallier l’absence de sources et de documentation

Image tirée du film.

 

Autour d’un chalet pittoresque surplombant le lac de Thoune s’active Martin Woker. Il est le petit-neveu de Gertrud Woker et propriétaire de cette demeure qui fut celle de sa grand-tante. De cette parente réputée excentrique il ne sait pas grand-chose. Si ce n’est qu’elle ne bénéficiait d’aucun sens pratique et était incapable de préparer une tasse de thé. Des histoires rabâchées par ses parents… L’ignorance de Martin Woker n’est toutefois pas surprenante. Connue internationalement de son vivant, Gertrud Woker est finalement décédée en 1968, à presque 90 ans, dans une clinique psychiatrique et dans l’indifférence générale. Et pourtant, le destin de cette Bernoise s’annonçait prodigieux…

«Avec ce film, nous voulons donner une validité à l’histoire oubliée d’une femme exceptionnelle», expliquent les réalisateurs suisses Matthias Affolter et Fabian Chiquet. Souffrant d’un manque de documentation et de la disparition de tous les témoins directs, les deux hommes ont fait preuve de créativité et d’ingéniosité pour réaliser un documentaire animé, à la manière d’un collage. Le résultat des recherches de deux historiennes s’entrelace ainsi à du matériel visuel, audio et cinématographique de l’époque. Des extraits de journaux intimes, des rapports scientifiques et des poèmes de Gertrud Woker finissent d’établir cette biographie chronologique convaincante.

Opposante aux armes chimiques

De sa naissance en 1878 dans une famille d’intellectuels à sa nomination en 1907 comme professeure de chimie (une première pour une femme de langue allemande), c’est le début d’une carrière académique prometteuse qui est dans un premier temps esquissé. Une carrière qui sera rapidement contrariée par les combats féministes de la scientifique. Elle fait campagne en faveur du suffrage féminin et, dès 1917, réclame un salaire égal pour un travail égal. Des revendications qui déplaisent au monde académique. Le conflit avec le milieu universitaire s’intensifie encore lorsqu’elle s’oppose à l’utilisation de la recherche à des fins militaires et notamment concernant les gaz de combat durant la Première Guerre mondiale. Pacifiste convaincue, Gertrud Woker cofonde la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, et parcourt dès lors l’Amérique avec d’autres militantes. Donnant des conférences pour sensibiliser la population aux dangers de l’armement chimique, elle s’attire les foudres des milieux militaristes et nationalistes. «Un groupe de femmes fait actuellement une tournée dans le pays pour soulager leur tension nerveuse. Leur état mental manifestement excessif les classe dans la catégorie des malades mentaux», peut-on lire à l’époque. Malgré les obstacles, Gertrud Woker n’abandonnera à aucun moment ses combats en faveur de la paix et des droits des femmes. Et cela bien qu’elle ait conscience des préjudices encourus: «J’ai volontiers et joyeusement jeté aux orties le sérieux avertissement selon lequel je gâcherais ma carrière, dans l’idée que se battre pour une bonne cause vaut mieux que des innombrables carrières.» Préférant ainsi être oubliée de l’histoire plutôt que de trahir ses convictions!

La Pacifiste, de Matthias Affolter et Fabian Chiquet, sortie en Suisse romande le 15 septembre.