Victime de l'amiante et de la justice
Le Tribunal fédéral refuse d'indemniser les proches de Hans Moor, mort du mésothéliome
En novembre 2005, Hans Moor éprouvait une pénible sensation d'étouffement, due à ses poumons rendus fibreux par l'amiante. L'ancien monteur de turbines de la fameuse fabrique d'outils et de machines Oerlikon, intégrée à Asea Brown Boveri (ABB) puis à Alstom, n'avait plus que quelques semaines à vivre. C'est alors qu'il a prié son avocat d'intenter un procès à son ex-employeur, pour lui avoir fait respirer à son insu, durant tant d'années, des particules funestes. Il tenait beaucoup à «aller jusqu'au bout» dans son action en justice. «C'est mon testament», avait-il dit d'une voix faible mais résolue. Ce n'est donc pas un hasard si l'histoire de cet ouvrier mort à 58 ans seulement a abouti au Tribunal fédéral, cour suprême helvétique.
Mardi 16 novembre 2010, les juges de la première Cour de droit civil n'ont toutefois pas rendu justice au défunt. Ils ont conclu que les demandes de réparation (213000 francs) formulées par Hans Moor peu avant de mourir étaient déjà prescrites.
La famille ira jusqu'au bout
«Absurde», «incompréhensible», «une fois de plus, les puissants sont intouchables», se sont exclamés les proches présents à Lausanne, avec les avocats et les amis. Mais leur regard est tourné vers l'avenir, en particulier vers la décision que prendra à Strasbourg (dans quelques années) la Cour européenne des droits de l'homme, à qui un recours sera adressé, a fait savoir David Husmann, avocat de la famille. «Notre combat pour la justice n'en restera pas là. Sur son lit de mort, mon mari m'avait recommandé d'aller jusqu'au bout. Sa volonté doit être respectée», explique Renate Howald Moor, sa veuve, après l'audience. «Ce n'est pas une question d'argent mais de principe. A mes yeux, il est juste que les petits ne soient pas seuls punis et que les dirigeants paient également pour les erreurs commises.»
De graves erreurs ont en effet été commises, sur une très longue période hélas. C'est ce qu'illustre clairement le parcours professionnel de Hans Moor, tel qu'il ressort des pièces du dossier judiciaire. Seulement les tribunaux suisses qui se sont occupés de son cas jusqu'ici (deux instances cantonales en Argovie et, il y a quelques jours, le Tribunal fédéral) n'en ont pas tenu compte. Toujours au nom de la prescription.
Pendant toute sa carrière, Hans Moor s'est consacré au montage et à l'entretien des turbines. Pour le même employeur, même si l'entreprise où il travaillait au début (la fabrique d'outils et de machines Oerlikon) a changé plusieurs fois de propriétaire au fil des ans, pour être finalement contrôlée par Alstom, au début des années 2000. «Je compte 42 années d'ancienneté», disait fièrement Hans Moor en 2004, quand il n'avait peut-être pas encore pleinement conscience de la gravité du dommage subi, pour avoir dû travailler presque chaque jour en contact direct avec l'amiante.
Nuages de poussière...
Tout a commencé en 1965, durant sa troisième année d'apprentissage. Il était alors chargé du montage de turbines à vapeur. Il s'en est régulièrement occupé par la suite aussi: en 1967 à la centrale nucléaire de Beznau, en 1968 et en 1969 au Danemark, entre 1970 et 1973 en Australie, puis en Algérie et à nouveau en Australie. Pendant toutes ces années, Hans Moor a été en contact avec l'amiante pendant 70% de son temps de travail, notamment lors du montage ou de la révision de turbines. Au cours des travaux de révision, il lui fallait enlever par grattage la couche d'amiante (servant à l'isolation thermique), opération qui produisait des nuages de poussière.
«La poussière se déposait sur les habits de travail et nous en ramenions à la maison», se rappelait en 2004 Hans Moor. Il devait décrire son cas à un fonctionnaire de la Suva, de son lit d'hôpital où il subissait un premier traitement. Mais ce n'est pas tout. Comme l'ont confirmé de nombreux témoignages recueillis par son avocat, aucun des travailleurs impliqués n'était informé des dangers de l'amiante. ABB n'a émis sa première circulaire à ce sujet qu'en 1989, soit un an avant que la Confédération ne bannisse ce matériau, longtemps vanté comme «miraculeux» pour ses propriétés isolantes et pour son caractère économique.
Protections inexistantes
Il serait faux de croire que les travailleurs ont été informés par la suite. En 1992 et en 1996, quand Hans Moor a été envoyé faire des révisions de turbines aux Etats-Unis et sur l'île d'Aruba dans les Caraïbes, il ne lui a jamais été ordonné ni même conseillé de porter même un simple masque de protection. A l'époque, il n'y avait même pas d'installations d'aspiration et il fallait travailler en pleine poussière. Surtout quand les travaux de révision ne se faisaient pas à l'usine mais sur le site des centrales électriques, où le respect des valeurs limites n'était pas vérifié. Deux photos souvenir de Moor, prises à 26 ans d'intervalle, montrent clairement que rien n'avait changé, sur le plan des conditions de travail, à Aruba en 1996, par rapport à la révision d'une turbine à vapeur à Dalum (Danemark) remontant à 1970!
Hans Moor, comme tous les travailleurs entrés en contact avec de grandes quantités de poussière d'amiante, avait scellé son destin. Son calvaire a commencé le 7 mars 2004, date du diagnostic de mésothéliome pleural malin, le classique cancer de l'amiante. Malgré la gravité de sa situation, Moor gardait espoir: «On m'a ôté 90% de la tumeur, la chimiothérapie et la radiothérapie visent à éliminer les 10% restants», expliquait-il en juillet 2004 au fonctionnaire de la Suva. «Pour le moment, vu les circonstances, je me porte relativement bien. J'espère pouvoir reprendre le travail à l'issue du troisième cycle de chimiothérapie, quand les valeurs se seront stabilisées.»
Issue fatale
Ses prévisions ne se sont hélas pas réalisées, et le 30 avril 2004 est resté son dernier jour de travail. Les thérapies anticancéreuses se sont poursuivies jusqu'au 10 août 2005, quand il a fallu les abandonner parce que son corps ne les supportait plus. Puis il y a eu le déclin des derniers mois: «Les difficultés respiratoires s'aggravaient constamment. A un moment, il a eu besoin d'oxygène 24h sur 24 et ne pouvait plus parler. Il a eu une mort très douloureuse», se rappelle sa veuve. Douloureuse sur le plan tant physique que psychique: «C'est terrible de devoir accepter la déchéance de son propre corps, de sentir que l'on se dirige vers une issue fatale», conclut Renate Howald Moor, qui ne s'explique pas la passivité de la justice suisse face aux victimes de l'amiante.
Claudio Carrer, Area, traduction de Sylvain Bauhofer
«Une histoire triste, mais il y a prescription...»
L'action en dommages-intérêts, intentée par l'avocat de Hans Moor contre Alstom Suisse (successeur en droit de l'employeur de la victime), pour violation de l'obligation contractuelle faite à l'employeur de protéger la santé des travailleurs se prescrit après dix ans. Dix ans à partir du moment où la victime a respiré de la poussière d'amiante sans la moindre protection, ou à partir du moment où est diagnostiquée la maladie, susceptible d'apparaître 30 ou 40 ans après l'exposition à cette substance? Telle est au fond la question que les cinq juges du Tribunal fédéral devaient trancher, lors de l'audience publique du mardi 16 novembre à Lausanne. Quatre d'entre eux se sont prononcés pour la première solution. Ils ont ainsi confirmé l'argumentation des instances précédentes (soit le Tribunal du travail de Baden et la Cour d'appel du canton d'Argovie) et leur propre jurisprudence en matière de prescription, alors même que d'éminents professeurs de droit la critiquent depuis de longues années. Il s'ensuit que la demande de réparation des proches de Hans Moor était déjà prescrite en 1988, soit dix ans après que la victime ait été exposée pour la dernière fois, en permanence et sans mesures de protection, à la poussière d'amiante.
Il ressort de cette interprétation de la loi que la prescription survient avant le dommage, soit le diagnostic de la maladie. Tout en reconnaissant que l'amiante «est une histoire triste» et qu'«il a fallu beaucoup trop de temps pour stopper les machines», les juges de Mon-Repos ont privilégié l'argument de la prescription, au profit des entrepreneurs et des actionnaires qui ne sauraient être appelés, des dizaines d'années après la survenance d'un événement, à répondre de dommages dont ils ne portent peut-être pas non plus la responsabilité directe. «Le législateur aurait pu intervenir mais ne l'a pas fait, et le Tribunal fédéral ne peut se substituer au Parlement», ont souligné les juges avant de débouter par quatre voix sur cinq (l'unique voix dissonante étant celle de Vera Rottenberg Liatowitsch, juge élue sur proposition du Parti socialiste) la requête formulée aujourd'hui par les deux filles de Hans Moor.
CC
Travaux en cours à Berne
Le problème de la prescription a été débattu il y a quelques années, au Parlement comme au sein du Conseil fédéral. Un projet de révision totale du droit en matière de responsabilité civile, prévoyant d'introduire dans le Code des obligations un délai de prescription de 30 ans (au lieu de dix aujourd'hui), a fini dans un tiroir en 2004, du temps où Christoph Blocher était ministre de la justice. La décision a été prise suite aux pressions du lobby des assurances. En effet, cette réforme aurait donné à des milliers de victimes de réelles chances d'obtenir des dommages-intérêts.
Dans l'intervalle, le Parlement a toutefois changé d'avis, adoptant en 2008 une motion obligeant le Conseil fédéral à «réviser le droit de la responsabilité civile, afin que les délais de prescription soient prolongés pour qu'une action en dommages-intérêts puisse être introduite même si un dommage se produit à long terme».
«La nécessité de légiférer dans le sens de la motion est établie», signalait à son tour le Conseil fédéral, qui se référait expressément aux «personnes qui souffrent de pathologies causées par l'amiante». Il s'agissait donc d'éviter le problème de la «prescription d'actions en dommages-intérêts avant que le lésé ait constaté qu'il a subi un dommage».
Le Département fédéral de justice et police a été chargé, au début de 2009, d'élaborer un avant-projet de modification de loi pour corriger cette situation insatisfaisante. Ses travaux s'achèveront «au deuxième trimestre 2011», explique Brigitte Rickli, de l'Office fédéral de la justice: «Ce sera une réforme du régime de prescription en général, visant également à l'harmonisation du droit existant.» Le Conseil fédéral renonce par contre à une révision totale du droit de la responsabilité civile.
CC