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«Le dessin est un élan de vie»

portrait
© Thierry Porchet

Adepte de la lenteur, Dora Formica oppose le travail manuel et une autre forme d’IA, qu’elle appelle «l’intelligence artisanale», à la tablette et aux algorithmes. 

Dans sa dernière BD, l’illustratrice Dora Formica s’interroge sur la menace que représente l’intelligence artificielle dans son travail. Un questionnement qui n’aura pas raison de sa passion. En plusieurs traits.

D’abord le choc, puis le besoin d’enquêter et d’échanger avec ses pairs. Voilà les éléments qui ont présidé à la création de la dernière BD de Dora Formica, Certifié humain, qui vient de paraître aux Editions Helvetiq. L’histoire commence par une discussion avec un auteur de romans pour enfants croisé dans le cadre d’un festival de littérature jeunesse. L’homme lui explique que la dernière couverture de son livre a été réalisée par une intelligence artificielle (IA). Dora Formica reste interloquée. Non seulement le choix de recourir à des algorithmes met en péril sa profession, mais en plus, elle ressent cette information comme une attaque directe à son héritage familial, son père ayant travaillé comme illustrateur. Bouleversée, la Lausannoise décide de prendre la température auprès d’une dizaine de professionnels de la BD pour savoir comment ils se positionnent sur la question. Elle relate ces rencontres dans son livre qui se termine sur une note positive. 

Démarche intuitive

«Le dessin est un élan de vie qu’on ne peut pas réprimer. Cette pratique ne disparaîtra pas. Mais à l’avenir, il pourrait bien y avoir deux marchés, un exécutif et l’autre qualitatif», affirme Dora Formica, rentrée rassurée de son investigation, avant de préciser sa pensée. «L’IA répond au modèle de la société capitaliste, productiviste, visant à faire gagner du temps. Moi, je n’entends pas en gagner mais en prendre. Par comparaison, l’IA pourrait bien revaloriser le travail manuel.» Une vision qui trahit bien sa nature optimiste, sa fraîcheur et son enthousiasme. «L’illustration me permet de proposer un regard sur le monde et de m’émerveiller de petits détails qui m’échapperaient hors de ce cadre», note Dora Formica, précisant s’inspirer de la vie de gens qui ont un parcours original. «Je cogite pas mal aussi, les idées défilent dans ma tête, comme une bande passante, et j’en saisis au vol. Les images me parviennent et je les matérialise. Il y a une certaine agilité de l’esprit couplée à l’histoire et aux références personnelles. Comme une petite IA, mais plutôt une intelligence artisanale», ajoute l’illustratrice, qualifiant sa démarche d’intuitive. Mais si Dora Formica préfère voir le verre à moitié plein, et estime que les planètes sont bien alignées en ce qui la concerne, elle n’en met pas moins toutes les chances de son côté pour pouvoir vivre, bien que modestement, de son métier. 

Fourmis inspirantes

«Je travaille beaucoup. Comme les fourmis que j’admire pour leur intelligence collective et qui m’ont inspiré mon nom d’artiste, Formica», ajoute la jeune femme de 38 ans. Mariée et mère de deux filles de 10 et 12 ans, elle réalise, en marge de ses publications, des mandats pour différents clients privés, comme Le Temps, ou institutionnels, à l’image de la Ville de Lausanne, de Genève ou encore de Nyon. Ses créations, elle les réalise à l’aquarelle, l’encre de Chine ou aux Neocolor. Et, mis à part quelques esquisses, on la verra rarement utiliser de tablette. «Cet outil me vide de mon énergie contrairement au travail à la main qui me nourrit.» Pour l’illustratrice, il s’agit aussi de cohérence avec la vie choisie. «Je ne possède pas de voiture et mange local», indique-t-elle, admettant néanmoins des entorses aux principes défendus. Et la trentenaire de pointer son téléphone portable trônant sur la table, faille à son engagement. 

L’amour du mouvement

«Je ne prends plus l’avion depuis dix ans. Je préfère désormais me déplacer en train, à vélo ou à pied», affirme l’ancienne bourlingueuse, qui, en 2013, a fait le tour du monde avec son compagnon. Une aventure que cette fan d’Ella Maillart a racontée dans un livre illustré. Rebelote en 2023, où toute la famille a visité un an durant l’Italie et Europe de l’Est à bord d’un camping-car. Ce périple a également été narré dans un album jeunesse, Petite Main et Grande Main, paru aux Editions Helvetiq. Et lui a donné l’occasion, précise-t-elle, de prendre du temps pour savourer l’enfance de ses filles.

La bougeotte, Dora Formica la concrétise encore dans son amour du sport. Randonner en montagne, prendre des bains de forêt, s’adonner à la capoeira, danser: autant d’activités qui ressourcent et enchantent cette boule d’énergie à la bonne humeur contagieuse. Une attitude favorisée peut-être par ses rituels. Elle cite la sieste de vingt minutes après le repas – on la trouvera étendue sous son bureau à notre arrivée; ses pauses «café-soleil» prises devant l’atelier collectif qu’elle partage, à écouter les oiseaux chanter; ou encore les T-shirts jaunes qu’elle porte volontiers, réchauffée, dit-elle, par cette teinte. 

Apprendre à se comprendre

Hypersensible, éprise de liberté – un concept qu’elle associe, avec l’harmonie, au bonheur – Dora Formica cultive une joie de vivre sans naïveté pour autant. Les injustices, la violence, la haine, le manque de communication l’indignent. «Notre planète est si belle et, pourtant, on ne cesse de la polluer, et il y a tant de misère et de guerres», se désole la trentenaire, défendant des valeurs de respect, de bienveillance et de tolérance. Quant à l’avenir, il la laisse interrogative. «On avance irrémédiablement vers un changement d’époque, de paradigme où tout s’accélère. Négatif? Je l’ignore, mais c’est sûr que tout va plus rapidement. La vitesse ne me plaît pas», observe Dora Formica qui, questionnée sur le mot de la fin, dit aspirer à un monde «où les personnes essaient de se comprendre, où elles se montrent disponibles les unes pour les autres». «Il faut tenter de vivre le mieux que l’on peut durant ce court passage sur Terre», conclut l’illustratrice, bien décidée à continuer à dessiner les contours de son existence et à y mettre de la couleur...