Je me promenais l’autre jour en lisière d’une forêt majestueuse en songeant au mot fragment qui désigne, selon les dictionnaires, ce qui reste d’un objet cassé. Ou la part extraite d’une œuvre. Ou l’élément d’un texte qui s’érige en citation.
Me revinrent alors en mémoire tous ces débris de choses, qu’elles fussent matérielles ou non, qui m’avaient renseigné sur le monde dès l’âge de cinq ou dix ans. Que j’avais repérés par hasard, comme ces bribes de connaissances glanées à l’école ou dans les journaux. Ou ces moments de chansons écoutés en boucle infinie. Tout cela qui m’avait fabriqué vaille que vaille et le fait encore.
Ç’avait été les scintillements de la lumière qui dansait sur les vagues du lac en me narrant son allégresse, avec les épaisseurs du mystère opaque en dessous. Ou les feuilles du verger tombées sur le sol en automne, qui me racontaient les cycles gouvernant ma propre existence. Ou les sentiers de bave luisante esquissés par les limaces à la surface des jardins alentour, qui transformaient son humus en un sanctuaire enluminé. Ou les cailloux formant les pierriers alpins, qui m’instruisaient du temps long réduisant les montagnes en miettes avant le sable.
Tel fut pour moi le bénéfice de toutes ces fractures instituées dans les réalités environnantes, de toutes ces fissures pressenties autour de moi comme en moi, de tous ces intervalles perceptibles entre les choses et les choses, entre les choses et les gens, entre les gens et les gens, et dans le grand corps du Vivant du non-humain. Tous ces espaces qui se proposaient à moi, qui m’attendaient, où ma curiosité déambulait, où mon intelligence s’éprouvait, où ma liberté se déployait.
*
C’est à ce moment-là que j’entendis grossir, du fond de la forêt, des rumeurs de scies mécaniques et des fracas de troncs qui s’écroulaient, au point que le cours de mes pensées en fut dévié. Glissa vers l’hypothèse voulant que l’existence même des fragments qui m’avaient constitué, avec ces espaces entre eux, avec ces fissures et ces intervalles, avait fini par créer des poches d’angoisse moderne inouïe dans le corps de notre espèce.
Qui perçoit en effet ces failles et ces vides, à mon inverse, comme les signaux du pire. Comme les symptômes de l’Incertain qui désassure, du flottement qui dissout les limites, du perplexe qui s’interroge alors qu’il faudrait trancher, de la dissidence qui contre-produit, du chaos qui pourrait subvertir, et globalement du désordre impropre à l’exercice de tout pouvoir subalterne ou sommital sur autrui.
Et c’est pour cette raison, poursuivis-je en moi-même, que nous nous sommes armés dans tous les sens du vocable, c’est-à-dire de la tête citoyenne aux mains policières et militaires. En nous instituant comme les dominants furieux du Vivant planétaire. Comme les fusilleurs enragés des migrants et des marginaux. Comme les dénonciateurs exaltés d’un terrorisme imaginé partout.
Et comme les suppresseurs acharnés de toute diversité parmi nos congénères et dans l’ordre non-humain — si ce n’est comme les profiteurs de ce Dieu vengeur annonçant l’Apocalypse jusqu’au tréfonds des États-Unis dévoyés, qui rentabilisent jusqu’aux petits extrémistes assassinés en les érigeant martyrs et prophètes insignes.
*
C’est alors que je pressentis, en continuant de marcher au bord de ma forêt déchiquetée par ses tueurs escortés désormais par tout un cortège de bétonneurs, une sorte de métamorphose insensée : tous mes fragments nourriciers d’autrefois s’étaient mués en vestiges.
Alors qu’ils avaient incité mon âme d’enfant à les relier poétiquement pour en faire une conversation, ou pour en déduire un récit, ou pour les agencer comme une mélodie que l’orchestre universel pourrait jouer, ils s’étaient comme éteints. De simples restes. De simples résidus, bientôt effacés à leur tour, de tout ce qui disparaît. De simples témoins. De simples traces.
Aussitôt défilèrent dans mes panoramas imaginaires les derniers pans d’un glacier montagnard en train de fondre, les derniers requins dans leurs libres océans, les derniers oiseaux dans leur ciel sans barreaux, les derniers insectes dans leurs prairies, les derniers vers de terre dans leurs galeries, les derniers morceaux du Mormont vaudois dévoré par ses cimentiers onctueux, les dernières convulsions d’une neutralité suisse ouverte au monde, les derniers scientifiques au sein des nouveaux empires, et bien d’autres braves encore.
Ainsi s’allongeait mon inventaire mental au voisinage du carnage forestier quand j’aperçus, à quelques mètres à peine au-dessus de moi, comme un éclair blanc touché de brun. Un pinson s’était posé sur la branche d’un arbre encore debout avant d’y dérouler son chant. Vaillance, me dis-je, et repartis d’où j’étais venu.