Cela commence par une mousse de symptômes fugaces et volatils. Par ces comportements à peine repérables au sein des sociétés qui nous entourent au travers des villages et des villes. Par ce moutonnement de gestes et de comportements assez machinalisés pour instituer la normalité de nos repères. Celle qui définit ce moment de notre espèce.
Voyez cette angoisse phréatique au fond de nos psychés individuelles. L’angoisse que nos époques récentes ont l’air d’avoir accrue. Cette poche intérieure que nous nous efforçons de contenir par nos consommations culturelles, nos huiles essentielles ou nos chamanes. Ou par ces voyages en des paradis touristiques où nous allons voir si nous y sommes.
A moins que cette même angoisse soit celle des amants, et finisse par pulvériser leur binôme quand leur amour supérieur, celui des affinités qui conjoignent leurs âmes, ne suffit plus à les rassurer sous l’empire des schémas auxquels ils s’accrochent.
Ou voyez ces grands-parents qui photographient cent fois par jour leurs descendants quand les contempler, leur parler et les toucher n’équilibre plus assez leur propre frayeur de vieillir avant de disparaître. Ou voyez ces preneurs de selfies qui se confirment au moins par des images, puisque leur Soi n’est plus un abri.
Ou voyez ces animaux de compagnie que leurs détenteurs gavent de croquettes et font toiletter chez leur esthéticienne en exterminant d’autant plus librement leurs ascendants sauvages sur les plaines et dans les forêts résiduelles encore disponibles, non sans s’acharner dans la foulée sur le Vivant faisant système autour d’eux.
Voilà. Tout ce corpus de nos menus réflexes personnels qui concourent à la déréalisation générale du monde. Qui concourent à sa violence à partir de nos petites brutalités. A sa destruction à partir de nos petites infériorisations d’autrui comme du Vivant.
Et qui nous transforment. Sujets qui vivent en supposant leur liberté, objets conformés. Manipulateurs et manipulés. Avides et crédules en tant que consommateurs et citoyens. Falsificateurs et proies grégarisées des falsificateurs. La conscience s’est mise à nous faire défaut en tant que quille ou balancier. Nous nous abandonnons comme nous sommes abandonnés. Nous sommes ensemble et frappés de solitude inouïe.
C’est pourquoi nous avons pareillement passé sous le règne des mensonges et des menteurs, dont nous sommes par conséquent les complices et les obéissants. J’y pensais l’autre jour à propos du langage, celui du verbe et celui des signes. A ce logo d’Implenia, par exemple, entreprise majeure de l'immobilier dans notre pays, qui figure une marguerite. Avec sa petite couronne blanche et son disque jaune.
L’escroquerie sémantique absolue. Alors qu’il conviendrait d’évoquer la pelle mécanique, le chantier, l’autoroute ou le béton, c’est-à-dire la destruction des décors vivants excitée par l’obsession d’en extraire un maximum d’argent — ce qui désignerait la réalité sans l’inverser.
Or, cette marguerite d’Implenia, c’est le selfie de l’entreprise dûment mis en scène pour la circonstance. Je me regarde, je m’enjolive, je m’invente un sourire à pétales et je me présente au public. Parce que tout se tient. Tout se répond et se correspond sur cette planète chavirée. Se fait miroir et s’entre-maintient. S’affole, s’agrège et s’emballe.
Au point que des Trump et des Netanyahou procèdent à leur tour pareillement. Le Moi élu porté par le peuple élu. Aussitôt se déploie de leur propre tête et de leurs propres mains la destruction sous les apparences de la construction. De la construction de l’entre-soi dominant. De la construction de la sécurité. De la construction de la prospérité. De la construction de l’avenir. De la construction de l’Histoire. De la construction du Prix Nobel de la paix.
Moyennant la destruction de tout le reste. De tous les Autres. De toutes leurs maisons. De tous leurs enfants. De tous leurs droits. De toutes les Cours internationales de justice. Les immigrés vers le Salvador, les Palestiniens sous leurs linceuls. Le rictus de la rage sur la droite de la bouche chez le Premier ministre, la casquette à marguerite sur la tête du président.
Le premier traitant comme le second de mensonges tous les commentaires exprimés sur des faits, l’un «Vous êtes antisémites» et l’autre «Vous n’êtes pas Américains», l’un et l’autre emboîtés dans leurs cervelles et leurs costumes pour comassacrer plus efficacement les éperdus qui s’enfuient en zigzags sur la scène saignante et poignante, comme une extase ultime de l’espèce où tu vis comme je vis en y commettant nos petits gestes annonciateurs.