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Vallotton comme cœur de l’art au cœur de la désolation

Ce qui nous reste à tenter: essayer de comprendre l’état du monde aujourd’hui, ce qu’il devient sous notre influence collective et nous y situer.

Aujourd’hui deux flux s’aperçoivent. D’une part le vertueux qui plaide, à la faveur de livres ou de conférences bien intentionnés, pour un rapport harmonieux à l’Autre. Ou pour la protection des rivières. Ou pour l’amour des arbres. Ou pour l’art de la conversation pouvant restaurer les liens brisés.

Et d’autre part le flux vicieux. Celui qui charrie le Mal, puis la dévastation, puis la douleur. Avec leurs symptômes. Celui du sport, par exemple, achevant aujourd'hui de contaminer le domaine économique où règnent les injonctions de la performance productive et financière. Où l’on vise des objectifs comme on tirerait au but en football, mais cette fois aux dépens des populations démunies, de l’ordre vivant non humain et de ses décors naturels.

Ce sport contaminant pareillement, d’ailleurs, le champ politique où les électeurs s’agglutinent au bord des terrains pour y sacraliser les candidats à la présidence états-unienne qui s’y relèveraient d’une tentative de meurtre en brandissant leur poing vers le ciel exactement comme les tennismen à la fin d’un set victorieux.

Et voyez tous ces massacres insensés, où le nombre des morts se compte comme des points marqués dans le cadre d’un match de rugby. La notion du génocide va l’emporter! s’exclame une part du public. Non! s’exclame l’autre. Si, le génocide s’annonce gagnant! Non, c’est un crime de masse, il joue dans la ligue inférieure! Si, il suffit de compter le nombre des civils tués! Qu’en dit l’arbitre? Et si nous comptabilisions les enfants tués? Non! Oui! Ainsi de suite, comme une nappe de rhétorique jetée par-dessus la douleur et la souffrance.

Tout cela tournait dans mon esprit l’autre jour. Je me trouvais alors au cœur d’un vernissage organisé dans les bétons du Musée cantonal des Beaux-Arts, à Lausanne. Il s’agissait d’y saluer Félix Vallotton, peintre, graveur, illustrateur, sculpteur, critique d’art et romancier franco-suisse né le 28 décembre 1865 et mort le 29 décembre 1925.

Il y avait par conséquent foule autour de moi, mais moins distraite qu’à l’accoutumée. Mieux reliée par l’œuvre de l’artiste à ses propres vertiges, peut-être. Puis, j’aperçus l’image prodigieuse devant moi. La toile accrochée sur la paroi. Peinte en 1909, et portant le titre La loge de théâtre, le monsieur et la dame. Je vous la décris.

Commencez par adopter mentalement un point de vue montant du bas vers le haut. C’est-à-dire du parterre aux loges, justement. Puis, découvrez celle qui nous intéresse. Elle est ceinte d’une paroi jaune abritant deux personnes. L’une est réduite à la moitié supérieure d’une tête masculine inscrite sur le fond d’obscurité régnant derrière elle, et se tient tournée vers une dame assise un peu devant. Et cette dame elle-même, coiffée d’un chapeau captant assez de lumière pour assombrir son visage, affichant le mystère de sa main gantée de blanc sur le rebord du balcon.

C’est tout.

Le peintre n’a donc extrait, de la scène parisienne qu’il entreprend de figurer, que quelques éléments valant à ses spectateurs d’être catapultés comme moi, cent seize ans plus tard, dans leur propre paysage intérieur. Dans cet espace intime où se déploient aussi, comme dans son œuvre, nos attentes qui guettent dans le noir, nos manœuvres en milieu mondain, notre solitude en surplomb supposé du tout-venant sociétal, et nos chagrins promenés comme une élégance.

Dès lors je n’ai plus contemplé cette œuvre de Vallotton – c’est elle qui m’a scruté. Qui m’a réuni dans qui j’essaie d’être. Qui m’a concentré dans mes songes. Qui m’a précisé mes désirs ou leur souvenir. Qui m’a réconforté dans ma mélancolie. Qui m’a rendu la confiance de ce vivant que je crains d’être moins qu’à l’âge de mes illusions.

J’en étais à ce point de mes déambulations mentales quand un mirage m’apparut, ou peut-être une prescience hallucinée : La Loge de théâtre, le monsieur et la dame de Vallotton bougeait. L’image se décollait d’elle-même à l’intérieur de son cadre, ou plus exactement s’y dédoublait en laissant sa propre empreinte sur son support. Comme pour le quitter, voyager à l’extérieur du musée, puis s’éprouver à l’échelle de notre monde.

Depuis lors je la sais qui se bat pour survivre aux images qui font cercle autour de nous, les plus hurlantes qu’on n’entend plus, les plus à vomir qu’on ne vomit plus et les plus falsifiées qu’on ne rectifie plus, de quoi les faire devenir toutes et d’un même élan cette photographie prise il y a quelques jours aux abords de la Maison-Blanche, à Washington, où le dictateur se fait construire une salle de bal au format de son ego. Résiste-lui, vaillant petit tableau.