Un art pour bousculer
Plasticien engagé, Tilo Steireif défend un art «qui fait écho à la société et doit nous remuer». En toile de fonds, des dessins ayant servi à la fabrication de ses carnets graphiques consacrés à l’anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker.
Artiste plasticien, Tilo Steireif a réalisé deux carnets graphiques relatifs à un anarcho-syndicaliste allemand. Un travail étoffant une œuvre éclectique et engagée.
C’est une découverte qui aura eu un impact majeur sur le parcours artistique de Tilo Steireif. Tombant par hasard sur l’histoire de l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873 – 1958), l’artiste plasticien vaudois va lui consacrer sept ans de son existence. Le temps de réaliser deux carnets graphiques narrant et illustrant des épisodes de la vie de cette figure majeure du mouvement libertaire international. Et cela après avoir traduit en français une partie de ses mémoires – le Lausannois de 56 ans, aux parents d’origine allemande, maîtrise la langue de Goethe. Plusieurs facettes de la personnalité de Rudolf Rocker ont séduit le cinquantenaire. «J’ai été attiré par la proximité géographique de l’homme et sa trajectoire. Il est né dans une région proche de celle de mon père, à Mayence. Devenu orphelin jeune, cet autodidacte, fils d’ouvriers, s’est tourné vers l’écriture à la suite de lectures et de rencontres. Son approche entre anarchisme et communisme est à mon sens la plus éclairée», note Tilo Steireif, aussi conquis par les conceptions pédagogiques de l’intellectuel.
Comme un roman d’aventure
«Rudolf Rocker a insisté sur la nécessité d’évoquer des problèmes sensibles de la société à l’école et de laisser un maximum de liberté durant l’enfance», indique celui qui travaille parallèlement comme professeur associé en arts visuels à la Haute Ecole pédagogique. Les voyages forcés de l’anarchiste ont également touché Tilo Steireif, soulignant la violence administrative de l’Etat que son protagoniste a subie. «L’homme, destitué de sa nationalité, a traversé les frontières de manière illégale. Et nous renvoie à des questions cruciales sur la citoyenneté et l’exil.» Les errances contraintes de l’apatride l’amèneront néanmoins à côtoyer des figures marquantes de l’anarchisme. «Son histoire ressemble à un roman d’aventure, mais elle s’ancre dans le réel», s’enthousiasme Tilo Steireif, une lueur dans ses yeux azur. Le trait expressif, le dessinateur a imagé ce destin hors du commun. Et opté pour la bande dessinée dans l’espoir de toucher la jeunesse. Avec, à la clé, deux volumes denses, intimistes, de jolie facture et dont les belles illustrations en noir et blanc retracent les actions du jeune militant dans cette Europe mouvementée de la fin du XIXe siècle et début du XXe. «J’ai volontairement exagéré les traits, forçant sur l’imaginaire, tout en gardant les références intactes.»
Variété de supports
Plasticien engagé, Tilo Steireif défend un art «qui fait écho à la société et doit nous remuer». Il s’intéresse en particulier aux sujets sociaux, aux enjeux institutionnels et artistiques en lien avec le territoire, à l’émancipation de l’enfant et de l’individu par l’art, à la migration. Des thématiques qu’il décline sur de nombreux supports: photographies, dessins, conférences performatives, installations. Autant de vecteurs évocateurs de sa nature curieuse. «Je n’ai pas de préférence entre ces différents médiums», affirme le passionné à la production éclectique, se décrivant comme un être déterminé, volontariste, allant au bout des défis qu’il se pose. Pas toujours simple pour ce père de quatre enfants, à la sensibilité à l’éducation «très forte» – au rang de ses utopies, il rêverait d’ouvrir une école anarchiste à Lausanne – de composer avec sa famille et ses projets. Il a d’ailleurs aujourd’hui mis en veilleuse ses photoreportages pour ces raisons. Quoi qu’il en soit Tilo Steireif souligne surtout la nécessité de rester entier dans sa démarche, sans céder aux impératifs financiers ou dans l’air du temps.
Sur la piste des castors
Ancré dans un regard critique sur l’environnement construit, Tilo Steireif a aussi mené différentes enquêtes sur le développement de la ville et sur le rôle des animaux dans un monde pensé et imaginé par l’homme. Il a par exemple réalisé un travail au long cours sur les castors, un animal qui le fascine, pour interroger la place qu’on lui accorde, évoquer de manière allégorique les constructions de cet infatigables bâtisseur ou encore aborder la question du colonialisme à travers la vente des peaux du rongeur. Il s’intéresse aujourd’hui, avec un collectif, aux moules quagga et à la façon dont cette espèce invasive transforme l’environnement. Un sujet abordé du point de vue des mollusques. Avec humour, mais non superficialité, la thématique étant étoffée de contributions scientifiques. Une approche en phase avec le souci de Tilo Steireif de susciter la réflexion. D’interroger. De relier son sujet à un ici et maintenant revendiqué.
Les ailes de l’imaginaire
L’artiste incarne également dans sa vie de tous les jours les valeurs défendues. Sur le front écologique, il privilégie le train, le vélo ou la marche, et les vacances locales. Déambuler à pied ou au guidon de sa petite reine appartient à ses indispensables rituels du quotidien. «Je ressens le besoin de bouger, d’explorer le territoire. Une véritable manie.» Au niveau politique, l’artiste refuse toute étiquette. Mais il estime qu’il faut placer en tête de liste la lutte contre l’extrême droite et le fascisme. Pour se ressourcer, il évoque les ateliers développés avec des enfants dans son quartier. C’est d’eux, de manière générale, qu’il tire son optimisme. «Je le suis devenu à leur contact. Ils ont cette immense force de créer des choses sans besoin de tout planifier.» Cet enseignant par vocation recharge aussi ses batteries dans la lecture et ses recherches. «Après Rocker, on verra où me mènera la prochaine», sourit le créatif, qui associe le bonheur à «une existence vécue pleinement, en se contentant des ressources à disposition». Entre deux nouveaux travaux, Tilo Steireif pourra toujours s’abandonner à la contemplation de chardonnerets attirés sur son balcon par la présence de tournesols. «Ce sont mes animaux préférés. Depuis tout petit, j’ai toujours aimé les oiseaux. L’acrobatie du vol. Les déplacements saisonniers. Ils partent et reviennent. De quoi ouvrir l’imaginaire...»