C’est en miroir de notre monde réel qu’il faut considérer la fiction constituée par le spectacle du sport – notamment les Coupes du monde de football organisées sous l’égide de la FIFA comme celle venant de commencer au Qatar. Et c'est en miroir de ce monde qu’il faut aussi considérer l’addiction prodigieuse agglutinant les foules autour de ce spectacle, qu’elles le fassent à distance par le biais télévisuel ou sur place.
Le monde réel, c’est évidemment celui qui est visité par l’angoisse, qui tombe malade sous l’effet de circonstances auxquelles l'individu ne saurait échapper, et celui qui meurt d'une mort évitable. C'est aussi celui qui souffre de fragilité matérielle, comme les salariés modestes en Suisse, ou de misère affamant d’innombrables populations sur la planète. Et celui que les pollutions industrielles et le réchauffement climatique accablent. Et celui qui périt face aux répressions politiques et policières.
En miroir, c'est le spectacle actuel du sport comme fiction. Comme narration n'ayant plus rien de partagé ni même de comparable à ces caractéristiques du monde réel. Ce spectacle dont aucun protagoniste n’est rongé par l’angoisse du lendemain, ne tombe malade sous l’effet des pollutions industrielles ou du réchauffement climatique, ou ne meurt en victime de la répression politique ou policière. Mais dont ces protagonistes sont des vedettes rémunérées sans commune mesure avec la moyenne des salariés déjà chanceux de l’être, et dont les instances faîtières sont les lieux d’une prospérité scandaleuse et d’ailleurs volontiers corrompue.
Bref, tout un dispositif ayant conduit Gianni Infantino, président de la FIFA payé 2,5 millions de dollars par an, à prononcer à Doha l'un des discours les plus salopards qui se puissent – non loin des lieux où 6500 travailleurs sont morts selon le quotidien britannique The Guardian daté du 21 février 2021, pour s’y prétendre lui-même «Qatari, arabe, Africain, gay, handicapé» et «travailleur migrant.»
Ainsi va la rhétorique de la fiction sportive, de ce mensonge sociétal greffé par-dessus de fréquents exploits réels, et dont on peut tenter de détailler les mécanismes de l'emprise addictive sur une majorité de nos congénères. Elle se fonde essentiellement sur des processus croisés de projections mentales, d'ordre identitaire et vertueux, entre le monde réel et celui du sport évoqués tout à l’heure.
Ce qui fascine les foules de façon compensatoire, c’est évidemment le geste réussi des joueurs mis en lumière. Un geste que chacun des spectateurs accourus dans les stades et sur les circuits de la compétition, à distance télévisuelle ou non, peut goûter jusqu’à son achèvement. Jusqu’à son achèvement montré sur les pelouses ou sur les pistes de course qui procure, à ses admirateurs, l'aperçu d'une existence plus légère et plus habitable. Qui donc, en effet, peut se réjouir d'un «tir au but» dans le cadre de l'activité qu'il exerce dans nos usines et nos bureaux? Du niveau moyen des hiérarchies jusqu'à leur base, c'est bien difficile.
Jouir du sport, de surcroît, c’est jouir d’une télécommande. Nous décrétons qu’une vedette sportive est célèbre, mais nous pouvons aussi l’éteindre à tout moment. Pouce levé devenu le «like» des réseaux sociaux, et pouce baissé. Chez ceux qui regardent le sport sommeille immanquablement une attente assourdie de la chute. Ils en deviennent les dépositaires d’un pouvoir sur autrui. Consolation.
Et le sport, c’est encore ceci: un excellent moyen de dynamiser les travailleurs que nous sommes. Observez donc une course à ski de fond, où les athlètes se désossent pendant vingt kilomètres. Elle suggère à l’homme de l’usine ou du bureau que sa productivité peut aller jusqu'au sacrifice. Ainsi l'effort et la souffrance, dans le spectacle sportif, sont-ils mis en scène dans la perspective très précise d’en infuser le goût dans les esprits. Désossez-vous donc à votre tour!
Enfin, avec le sport, on est en plein dans le plaidoyer néolibéral. Les médias font en sorte que le résultat soit mis en exergue plutôt que le cheminement l’ayant favorisé. Et dans la pratique, la notion de la participation pourtant si chère aux apôtres du sport est totalement abrogée. Voyez des gens comme Christian Constantin, le président du FC Sion. Il se fiche totalement de ce qu’on nommait beaucoup, naguère, la «participation». Il lui faut du résultat positif, sans quoi son entraîneur est viré séance tenante. Des dizaines y sont déjà passés, et tout le monde en Suisse romande aime le penser sympathique jusqu'en ce comportement. Un comportement d’industriel ou de banquier parfait, donc, pour une exemplification optimale du modèle global en vigueur.