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Les glissements du terrorisme au désert de la pensée dominante

1. – Le 18 avril dernier, on pouvait lire ceci sur le site Internet du Matin: «L’action de militants de Renovate Switzerland collés sur la route du Gothard en plein week-end de Pâques est la goutte qui fait déborder le vase de Mike Egger. Le conseiller national UDC saint-gallois a déposé une motion […]. Il demande que [les auteurs] de tels barrages puissent être punis jusqu’à trois ans de prison.»
Et quelques mois plus tôt, à la fin d’octobre 2022, à propos des manifestants protestant contre la construction de grands réservoirs agricoles à Sainte-Soline, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avait établi les termes d’«écoterrorisme» et d’«écoterroristes» dans les discours de l’ordre politique et parlementaire francophone.

2. – Ainsi s’enclenchent deux dynamiques prometteuses dans leur genre. La première, avec Egger, sur le plan des pressions exercées sur les instances juridiques supposément neutres à l’égard de l’ordre politique et de l’opinion publique. Et la seconde, avec Darmanin, sur le plan du langage. La première consistant à criminaliser toute militance visant à protéger l’environnement naturel, même pacifique comme au Mormont. Et la seconde consistant à déplacer quelques mots-clés dans le vocabulaire de manière à modifier progressivement l’inconscient collectif, comme l’ont démontré les mensonges de Donald Trump devenus des vérités dans le corpus mental des Républicains.

3. – C’est dans ce contexte qu’il faut méditer ces nouvelles balises langagières de l’«écoterrorisme» et des «écoterroristes», en revenant d’abord aux définitions que donnent les dictionnaires du vocable «terrorisme». Le Petit Robert, par exemple, qui mentionne d’une part l’«emploi de la violence pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir…) ou idéologique», et d’autre part «des actes de violence» ou des «prises d’otages civils qu’une organisation commet pour frapper un pays».
Ce qui convoque la question: qui donc, d’entre les manifestants de Renovate Switzerland et le conseiller national UDC saint-gallois Mike Egger, ou d’entre les manifestants de Sainte-Soline et le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, correspond le plus amplement au sens référencé du mot terrorisme? Qui recourt à l’«emploi de la violence pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir…) ou idéologique» ? Qui se livre non seulement pratiquement, mais institutionnellement et symboliquement, à des «actes de violence»? Et qui s’adonne, si nous voyons les choses comme une métaphore, aux «prises d’otages civils qu’une organisation commet pour frapper un pays»?
Egger et Darmanin, bien sûr, qui sont les terroristes du dictionnaire à force de dominer la scène en s’appuyant sur deux violences. D’une part celle qui est ponctuelle, entraînée par leur discours ou leur soutien aux répressions policières et judiciaires visant jusqu’aux manifestants environnementaux ne provoquant aucun dégât. Et d’autre part celle qui est permanente et structurelle, immense, profonde, globale et systématique, au point de muer leurs propres personnes en concierges, gérants, garants, catalyseurs et bénéficiaires d’un système économique et politique reconnu pourtant coupable de dévaster la planète en y détruisant désormais leurs congénères par milliers ou millions. Prise d’otages, donc.

4. – Ce que ces circonstances révèlent est simple. Une sorte de perversité collective anime décidément le corps de nos communautés humaines, dont les couches dominantes n’ont cessé de tirer profit d’une manière apparemment compatible avec les principes démocratiques. On dévaste peut-être la planète et l’on détruit quelques-uns de nos congénères en passant, certes, mais n’est-ce pas dans la perspective de l’intérêt général, celui du peuple évidemment, dont nous sommes responsables d’établir la prospérité matérielle et la tranquillité quotidienne?
Tout cela s’inscrivant évidemment sur un fond d’inintelligence et d’inculture spécialisées, qui servent à poursuivre plus paisiblement le travail de la mise à mort environnementale. Egger et Darmanin n’ont pas lu Philippe Descola méditant sur la toxicité de la distinction faite en Occident entre la «nature» et la «culture», ni Claude Lévi-Strauss soulignant l’erreur d’avoir «coupé l’humain de la nature», ni Bruno Latour observant à propos du coronavirus que nous sommes «chez lui», ni le moindre poète ayant décrit l’être humain comme une part infime du Vivant. Aucune de ces références tant nous sommes aussi, avec Egger et Darmanin, devant les tombeaux de l’esprit.