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Les dérives de l’obéissance

La pandémie coronavirale de ce printemps (le corona-circus, dit un jardinier de mes amis) va constituer le thème d’analyse idéal de ce siècle ou du demi-siècle en cours. Notamment sur un point: la manière dont les populations planétaires et singulièrement helvétiques se sont soumises, par le biais d’une large obéissance aux consignes officielles successives, aux instances administratives et politiques à l’œuvre au sommet des Etats. Une culture de l’alignement qui produira des effets pérennes.

Le verbe «obéir», dont les dictionnaires rappellent qu’il signifie rien moins que «se soumettre à quelqu’un», transporte avec lui tout un bouquet de réalités patentes ou possibles. L’acte d’obéir, c’est quelque chose! C’est doué d’une vertu réconfortante pour l’obéissant parce qu’il se place sous l’abri d’une tutelle éventuellement protectrice. C’est doué d’une vertu réchauffante quand l’obéissant n’est pas seul, mais peut rejoindre une masse d’obéissants congénères et supposer à partir de cette masse l’existence d’un corps social autour de lui.

L’acte d’obéir, autrement dit, c’est donc aussi doué d’une vertu de solidarisation pour l’obéissant: celui-ci peut se mettre en partage identitaire avec les obéissants qui l’environnent, puis se supposer dans une nation d’obéissants configurée par des perspectives d’obéissance communes, et peut-être des objectifs d’obéissance communs vers lesquels tendre de toutes ses forces et selon tous ses fantasmes.

L’acte d’obéir peut en particulier stimuler le rêve ou l’illusion d’une nation pure dont il devient jouissif d’exclure quiconque obéit avec moins de zèle ou moins de «naturel» apparents que soi, et de faire taire quiconque exprime une critique qu’on se garde soi-même d’exprimer. C’est dès ce point que l’acte d’obéir s’inverse ou plus précisément produit l’illusion de s’inverser: de petits chiens tenus en laisse qu’ils semblaient, les obéissants se révèlent de féroces clébards ne cessant plus d’agresser celles ou ceux qui leur paraissent tièdes en termes d’obéissance, voire dissidents.

Ils les surveillent, les traquent en ville et dans les campagnes avant de les dénoncer au pouvoir tutélaire d’«en haut», instituant par ces pratiques une industrie collective de la délation dont les Suisses se sont fait une pratique récurrente au long de leur Histoire y compris récente.

Ainsi Friederich Dürrenmatt avait-il tracé quelques parallèles, à l’occasion d’un discours prononcé quelques jours avant sa mort, en comparant la Suisse des années 1990 et la Tchécoslovaquie des années 1960: chez nous chaque habitant s’érige en geôlier de son voisin, là-bas les dissidents étaient précipités en prison, comme l’avait été Václav Havel.

Le contre-pouvoir des arts et de la culture entre alors en souffrance dans la mesure où la façon qu’ils ont de désigner le réel dissimulé sous les apparences ou les slogans, devient la cible essentielle des obéissants qui se sont volontairement dépouillés du moindre sens de l’humour au premier comme au second degré, et du moindre sens de l’autodérision.

La militarisation des comportements triomphe alors par le biais de ces citoyens-vecteurs aplatis face au pouvoir, comme l’aura vérifié l’un de mes vieux amis bientôt nonagénaire et néanmoins pétillant, se voyant l’autre semaine «fusiller» du regard (image opportune en l’occurrence) par le responsable d’une boucherie qu’il venait d’interroger sur la présence de pangolin parmi ses viandes… au poteau, le vieux saboteur! Ainsi se développe le processus constituant le thème de cette chronique: celui qui transforme les esprits en tueurs bien-pensants de toute dialectique au sein de la société civile, et donc de la démocratie.

Bien sûr il faut qu’un jeu de circonstances idéales soit advenu pour préparer le terrain, ou disons la dérive. La pandémie coronovirale les aura réunies ce printemps de manière incomparable. Au début tout flotta dans cette affaire, en effet, inclinant chacun à des manières d’agir ou de penser privées de tout fondement dûment établi: les faits de la pandémie restaient aussi flous que ses causes – alors que les stratégies comportementales possibles en face d’elle, et les médications susceptibles de porter secours à ses premières victimes, s’enchevêtraient au miroir des médias sur un mode contradictoire parfaitement aveuglant.

Le fait que Berne ait pris des décisions autoritaires et néanmoins opportunes, puis veuille désormais les pérenniser dans le cadre d’une loi durable, n’étonne guère: les carottes, ou plus justement les cervelles, étaient cuites.