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Le triomphe et l’effondrement

Il s’est beaucoup dit et beaucoup écrit, dès le début des grèves en faveur du climat mises sur pied par les élèves et les étudiants en Europe comme en Suisse, que manquer les cours dispensés dans les écoles et les gymnases ou les lycées n’avait pas la moindre importance – puisque ces cours sont conçus pour concourir au système économique et politique responsable de la dévastation planétaire.

Il n’est pas exclu que ce raisonnement d’ailleurs imparable, attestant une critique essentielle et fondamentale à l’endroit de nos pratiques collectives et de leur impact sur l’environnement naturel et ce qu’on nomme «les ressources», ait trouvé quelque expression dans le résultat des élections européennes organisées les 25 et 26 mai derniers. En tout cas dans la performance spectaculaire des Verts, qui progressent à Bruxelles de 52 à 70 sièges – notamment grâce à leurs bons scores en Allemagne comme en France. Voyons-y l’effet Greta Thunberg.

Changer de système, donc, pour l’infléchir et le rendre optimalement respectueux de la vie sous toutes ses formes, c’est-à-dire de la sphère animale et végétale, ou des mers et des océans, et donc aussi de l’Autre humain qui est d’une race différente, ou qui cherche à trouver refuge sous nos latitudes après avoir quitté de lointains rivages en état de guerre ou de misère économique. Tel est le premier des mouvements majeurs indiqués par le scrutin.

Or le second de ces mouvements, c’est le même que le premier dans la mesure où ses protagonistes veulent eux aussi changer radicalement de système, mais pour l’infléchir dans le sens exactement inverse: il s’agit d’affirmer la Nation jusqu’au plus haut degré du fantasme incantatoire, d’organiser une complaisance administrative et juridique systématique envers les actes xénophobes, de procéder à l’expulsion brutale des immigrés et des migrants, et de conduire des politiques environnementales voisines de l’indifférence et de révérer ostensiblement les valeurs chrétiennes, jusqu’à la caricature. Le succès sinon le triomphe ce week-end du Hongrois Viktor Orbàn, de la Française Marine Le Pen et de l’Italien Matteo Salvini, tous promoteurs d’une extrême droite populiste pure et brutale, sont les signes de cette radicalisation.

Entre ces deux mouvements, beaucoup d’effondrements, dont l’un des plus frappants, mais aussi les plus explicables est sans doute celui des forces socialistes dites traditionnelles – si l’on excepte les résultats du vote en Espagne, où le PSOE progresse à plus de 32%. Partout ailleurs, par exemple en France où la liste d’alliance Parti socialiste-Place publique, menée par Raphaël Glucksmann, dépasse à peine le seuil (6,2% des voix) permettant d’obtenir des sièges.

C’est que la gauche, depuis des dizaines d’années, n’a pas su modifier ce que les sociologues nomment «le récit» permettant aux citoyens de se reconnaître dans un discours et de faire confiance aux représentants politiques qui le prononcent. En France, mais en Suisse aussi, la «protection du consommateur» et le «pouvoir d’achat», toutes fondamentales que soient ces notions, continuent d’être psalmodiés comme des mantras par les caciques de gauche – qui n’en perçoivent pas l’usure considérable, pour ne pas dire la ringardise rhétorique, quand ils parviennent à l’oreille de leurs auditoires angoissés par la tournure du monde furieusement présent.

Par exemple, entendre ou lire un homme comme Christian Levrat (figure de lutte classique de gauche estimable s’il en est) exprimer ce qui serait aujourd’hui sa «sensibilité écologique» est tout sauf crédible pour quiconque sait que la protection de l’environnement constitue de nos jours la tâche la plus urgente et la plus sacrée de toutes, la tâche sommitale, en fonction de laquelle toutes les autres doivent s’ordonner sinon se subordonner.

En réalité, la gauche n’a guère accompli l’aggiornamento culturel intime qui lui ferait considérer l’animalité comme une égale de l’humanité, par exemple, au point de défendre la première comme la seconde avec autant de conviction et de force, au nom du vivant global. Telle est l’impuissance intellectuelle et même spirituelle qu’elle paie sévèrement mais justement comme on l’observe en disséquant le résultat des élections européennes, et qu’elle continuera de payer à moins d’un sursaut dépassant la proclamation théâtralisée.